Semmelweis, précurseur de l’asepsie

 

Ci-dessous, vous pouvez lire le texte complet de la thèse de doctorat en médecine de Louis-Ferdinand Céline

(sous forme de texte continu)

 

LA VIE & L’ŒUVRE DE

PHILIPPE IGNACE SEMMELWEIS

(1818-1865)

Thèse de doctorat en médecine de Louis Destouches
(qui prendra plus tard le nom de plume de
Louis-Ferdinand Céline)

Rennes 1924

 

 

À MONSIEUR LE PROFESSEUR BRINDEAU
PROFESSEUR D’OBSTÉTRIQUE
À LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS
OFFICIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
NOTRE PRÉSIDENT DE THÈSE

Auquel nous témoignons notre très vive reconnaissance pour l’appui moral qu’il nous a donné, pour son indulgente critique, sans lesquels nous n’aurions pu entreprendre ce travail.

Nous le prions encore de croire à notre gratitude pour ses conseils scientifiques et littéraires si précieux, si éclairés, qui nous permirent de nous guider dans un domaine douloureux, tourmenté par les hommes et les chiffres.

À MM. LES MEMBRES DU JURY DE CETTE THÈSE :
À M. LE PROFESSEUR FOLLET
OFFICIER DE LA LÉGION D’HONNEUR
DIRECTEUR DE L’ÉCOLE DE MÉDECINE DE RENNES
MEMBRE CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE DE MÉDECINE
En témoignage de mon affectueuse admiration.

À M. LE PROFESSEUR GUNN
DE LA FONDATION ROCKEFELLER
CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR »
Avec l’expression de notre profonde gratitude.

À HENRI MARÉCHAL
CHEF DE CLINIQUE DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS
Notre reconnaissance pour son inépuisable bienveillance et l’appui si précieux qu’il nous a toujours prodigué.


Préface

Dans ce moment où notre profession paraît subir, avec une belle indulgence d’ailleurs, un renouveau d’agaceries de la part d’un certain nombre de flatteurs publics, folliculaires zélés, issus de la littérature romanesque aussi bien que du théâtre, au moment où chaque profane, pourvu qu’il en ait la facilité et quelques papiers devant lui, prétend dévoiler toutes nos tares et se porte aisément garant de notre blâmable mentalité, il nous a été agréable de consacrer notre thèse de Doctorat à la vie et à l’œuvre d’un grand médecin. Nous ne prétendons point l’avoir choisi au hasard, mais cependant nous l’avons choisi parmi tant d’autres qui l’égalaient en mérite et en dévouement. Si nous nous sommes arrêtés sur P. I. Semmelweis, c’est que la pensée médicale, si belle, si généreuse, la seule pensée vraiment humaine qu’il soit peut-être au monde, s’est illustrée très lisiblement dans chaque page de son existence.
Sans doute, avec un peu de talent, serait-il loisible de découvrir d’autres exemples de cette force au cours de destinées médicales cependant moins tragiques et tout aussi fécondes, mais la facilité du sujet tenta notre plume, et si nous avons collaboré aussi complètement avec le drame, c’est dans le désir d’être intense, bref et substantiel si possible. Qu’on veuille bien nous comprendre et nous excuser. Nous n’avons atténué la vérité sur aucun point, même les plus pénibles à notre amour-propre professionnel. Pas une hostilité médicale, pas une inertie dont nous ayons fait grâce.
Implacable pour nos erreurs et nos sottises, nous l’avons été franchement, bien au-delà de ce qu’il eût été possible à un profane.

C’est par là même que nous avons voulu démontrer à ces faciles satyristes qui croient nous fustiger, qu’un talent ne saurait suppléer à une formation professionnelle et que ceux qui ne sont pas médecins s’attaquent encore à de méprisables vétilles alors qu’ils croient déchirer l’âme de notre profession.

On a dit qu’il se passait des choses épouvantables dans notre caverne ; il s’y passe encore bien d’autres choses qu’il faut être médecin pour voir et comprendre.

D’ailleurs, avons-nous à nous défendre ? Qu’il nous suffise de demander à d’autres sectes professionnelles de produire des exemples humains aussi sincères, aussi lumineux que celui de P. I. Semmelweis.

Quant à répondre point par point aux arguments qui paraissent tous décisifs à nos détracteurs, il faut y renoncer, car nous ne parlons pas le même langage. Le monde ne dure que par l’ivresse généreuse de la santé, une des forces magnifiques de la jeunesse, qui compte aussi l’ingratitude et l’insolence.

L’heure trop triste vient toujours où le Bonheur, cette confiance absurde et superbe dans la vie, fait place à la Vérité dans le cœur humain.

Parmi tous nos frères, n’est-ce point notre rôle de regarder en face cette terrible Vérité, le plus utilement, le plus sagement ? Et c’est peut-être cette calme intimité avec leur plus grand secret que l’orgueil des hommes nous pardonne le moins.

~~~  Fin de la préface  ~~~

 

 

Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur. Depuis la Chute de l’empire romain, jamais semblable tempête ne s’était abattue sur les hommes, les passions en vagues effrayantes s’élevaient jusqu’au ciel. La force et l’enthousiasme de vingt peuples surgissaient de l’Europe en l’éventrant. Ce n’était partout que remous d’êtres et de choses. Ici, tourmentes d’intérêts, de hontes et d’orgueil ; là-bas, conflits obscurs, impénétrables ; plus loin, héroïsmes sublimes. Toutes possibilités humaines confondues, déchaînées, furieuses, avides d’impossible couraient les chemins et les fondrières du monde.

La mort hurlait dans la mousse sanglante de ses légions disparates ; du Nil à Stockholm et de Vendée jusqu’en Russie, cent armées invoquèrent dans le même temps cent raisons d’être sauvages. Les frontières ravagées, fondées dans un immense royaume de Frénésie, les hommes voulant du progrès et le progrès voulant des hommes, voilà ce que furent ces noces énormes. L’humanité s’ennuyait, elle brûla quelques Dieux, changea de costume et paya l’Histoire de quelques gloires nouvelles.

Et puis, la tourmente apaisée, les grandes espérances ensevelies pour quelques siècles encore, chacune de ces furies partie « sujette » pour la Bastille en revint « citoyenne » et retourna vers ses petitesses, épiant son voisin, abreuvant son cheval, cuvant ses vices et ses vertus dans le sac de peau pâle que le Bon Dieu nous a donné.

En 93, on fit les frais d’un Roi.

Proprement, il fut sacrifié en place de Grève. Au tranchant de son cou, jaillit une sensation nouvelle : l’Égalité.

Tout le monde en voulut, ce fut une rage. L’Homicide est une fonction quotidienne des peuples, mais, en France tout au moins, le Régicide pouvait passer pour neuf. On osa. Personne ne voulait le dire, mais la Bête était chez nous, aux pieds des Tribunaux, dans les draperies de la guillotine, gueule ouverte. Il fallut bien l’occuper.

La Bête voulut savoir combien le Roi vaut de nobles. On trouva que la Bête avait du génie.

Et ce fut dans la boucherie une surenchère formidable. On tua d’abord au nom de la Raison, pour des principes encore à définir. Les meilleurs usèrent beaucoup de talent pour unir le meurtre à la justice. On y parvint mal. On n’y parvint pas. Mais qu’importait-il au fond ? La foule voulait détruire et cela suffisait. Comme l’amoureux caresse d’abord la chair qu’il convoite et pense à demeurer longtemps à ces aveux, puis malgré lui, se hâte… ainsi l’Europe voulait noyer dans une horrible débauche les siècles qui l’avaient élevée. Elle voulait cela encore plus vite qu’elle ne l’imaginait.

Il ne convient pas plus d’irriter les foules ardentes que les lions affamés. On se dispensa donc de chercher désormais des excuses pour la guillotine. Machinalement, une secte entière fut désignée, tuée, débitée, comme de la viande, plus l’âme.

La fleur d’une époque fut hachée menu. Cela fit plaisir un instant. On aurait pu en rester là, mais cent passions qui bâillaient d’ennui devant la lenteur de cette minutie, un soir de dégoût, renversèrent l’échafaud.

Du coup, vingt races se précipitèrent dans un affreux délire, vingt peuples conjoints, mêlés, hostiles, noirs ou blancs, blonds et bruns, se ruèrent à la conquête d’un Idéal.

Bousculés, meurtris, soutenus par des phrases, guidés par la faim, possédés par la mort, ils envahirent, pillèrent, conquirent chaque jour un royaume inutile que d’autres perdraient demain. On les vit passer sous toutes les arches du monde, tour à tour, dans une ronde ridicule et flamboyante, déferlant ici, battus là-bas, trompés partout, renvoyés sans cesse de l’Inconnu au Néant, aussi contents de mourir que de vivre.

Au cours de ces années monstrueuses où le sang flue, où la vie gicle et se dissout dans mille poitrines à la fois, où les reins sont  moissonnés et broyés sous la guerre, comme les raisins au pressoir, il faut un mâle.

Aux premiers éclairs de cet immense orage, Napoléon prit l’Europe et, bon gré, mal gré, la garda quinze ans.

Pendant la durée de son génie, la furie des peuples parut s’organiser, la tempête elle-même reçut ses ordres.

Lentement, on se reprit a croire au beau temps, à la paix.

Puis on la désira, on l’aima, on finit par l’adorer, comme on avait adoré la mort, quinze ans plus tôt. Assez vite on se mit à pleurer sur le malheur des tourterelles avec des larmes aussi réelles, aussi sincères que les injures dont on criblait, la veille, la charrette des condamnés. On ne voulut plus savoir que douceurs et tendresses. On proclama sacrés les époux attendris et les mères attentives avec autant de déclamations qu’il en avait fallu pour décapiter la Reine. Le monde voulait oublier. Il oublia. Et Napoléon, qui persistait à vivre, fut enfermé dans une île avec un cancer.

Les poètes réorganisèrent leurs cohortes alarmées, cent mignardises furent dites en un jour de printemps pour la volupté des âmes sensibles. On créait avec autant d’outrance qu’on avait détruit. Un souffle de tendresse caressa les tombes innombrables. La clochette ne quitta plus le cou des petits moutons. Sur tous les ruisselets des vers furent murmurés. Il ne fallait pas plus d’une   marguerite1 déclose pour qu’une demoiselle vraiment sentimentale fondît en pleurs. Et pas plus que cela pour qu’un homme de bien en tombât amoureux pour la vie.

C’est vers cette époque de convalescence, dans une des villes les plus colorées du monde, que naquit Ignace Philippe Semmelweis, quatrième fils d’un épicier, à Budapest sur le Danube, dans le profil de l’église Saint-Étienne, au cœur de l’été, exactement le 18 juillet 1818.

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Dans le profil de l’église Saint-Étienne ?… près du Danube… cherchons cette maison. Elle n’est plus aujourd’hui. Plus rien… Cherchons encore. Dans le monde… Dans le temps. Quelque chose qui nous guide vers la vérité… Cherchons ! Là-bas peut-être dans la ronde frénétique qui s’éloigne… 1818… 1817… 1816… 1812… Remontons le cours du Temps… L’espace à présent… Budapest… Presbourg… Vienne… 1812… 1807… 1806… 1805… : « Le 2 décembre, à 4 heures du matin, commença l’action dans un brouillard qui ne tarda point à se dissiper… » AUSTERLITZ… Ce n’est pas encore cela que nous voulons… nous cherchons un homme parmi les nôtres, de notre sang, de notre race, plus près de Semmelweis : Corvisart…! Corvisart… 

Il n’est pas dans la plaine par ce grand matin de feu… Où est-il ? Médecin de l’Empereur, c’est ici sa place !

Pourquoi est-il demeuré à Vienne, à l’Hôpital général, où aucune consigne pourtant ne le retient ?

Énorme bâtisse, cet hôpital ! Sinistre !… Nous y reviendrons plus tard, longuement, avec Semmelweis quand son heure aura sonné. Pour le moment son destin n’est pas encore visible et dans le lieu même où doit rayonner son génie : Rien de lui.

Pauvreté de nos sens !

Dans ces salles, mêlés aux civils, il y a partout des soldats couchés, blessés, mourants, de toutes les armées, qui rendent leur âme comme ils peuvent.

Et Corvisart… Que fait-il à l’instant ?

C’est un médecin célèbre que le génie de son maître attache et rend glorieux ? Serait-ce par dissentiment qu’il s’en éloigne ce matin-là ? Par jalousie…?

Cela ne se peut concevoir. La Médecine, après tout, n’a qu’un petit éclat possible. Il le sait bien, lui qui possède toute la faveur scientifique de son époque, lui que son malade a décoré autant  qu’on peut l’être et qui pour son orgueil possède la plus haute distinction professorale : une chaire au Collège de France. Et puis, mieux encore pour ces temps de guerre : le Service de Santé de la plus grande Armée du monde. N’est-il point, de cette façon, aussi envié, aussi heureux, aussi doré qu’un maréchal ?

Avait-il donc un autre goût que de servir, cet ambitieux, incorporé tout brillant aux sarabandes guerrières ?

Possédait-il encore une pensée personnelle, accueillante aux progrès de son art ? C’est un fait.

Pendant Austerlitz, pendant l’heure la plus décisive de son temps, il s’abstrait de ses charges, las, sans doute, d’y paraître, pour traduire, avec grand-peine d’ailleurs, un livre capital : L’Auscultation par Auenbrugger.

Vieux progrès ! Vieux de cinquante ans de silence !

Corvisart le ressuscite, lui prête sa voix, et cela devient un acte très pur et très beau dans la carrière de cet homme. Pouvait-il mieux employer l’autorité formidable que lui donnait son emploi merveilleux de médecin d’Épopée ? 



Hommage à Corvisart ! Hommage un peu, peut-être, à Napoléon !

Ainsi par lui, nous sommes montés dans l’harmonie consolante que nous cherchions, dans cette forme si rare de la force : celle qui est pitoyable aux hommes. Revenons à Budapest où nous mène notre livre.

L’âme d’un homme y va fleurir dans une pitié si grande, d’une floraison si magnifique, que le sort de l’humanité en sera, par elle, adouci pour toujours.

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Attendons que paraissent les jours que nous voulons dans l’enceinte du Passé.

L’aube d’abord…

Vraiment, c’est chaque fois la même infirmité, le même entêtement stupide dans la routine aveugle et sourde autour de l’enfance d’un être exceptionnel… 

Personne ne se doute… personne ne les aide… l’âme des gens est-elle donc si loin de la vie de tous les jours ?

À Budapest, c’est le quatrième fils, Philippe, qui est prédestiné… Mais sa mere ne s’en doute pas plus que les autres. C’était, nous dit-on, une femme laborieuse, tôt mariée, tôt levée, jolie aussi, infatigable, qu’une maladie brutale coucha pour toujours dans l’hiver de 1846.

Avant ce grand malheur on chantait beaucoup dans cette maison, on y criait aussi. Huit enfants !

L’Épicerie marchait bien, les petits Semmelweis furent bien nourris, Philippe eut un jour quatre ans, puis dix. À tout le monde, en tous lieux, il paraissait heureux ; sauf à l’école. Il n’aimait point l’école, et par cette aversion désespérait son père. Philippe aimait la rue. Les enfants plus encore que nous ont une vie superficielle et une vie profonde. Leur vie superficielle est bien simple, elle se résout à quelques disciplines, mais la vie profonde du premier enfant venu est la difficile harmonie d’un monde qui se crée. Il doit entrer dans ce monde, jour après jour, toutes les tristesses et toutes les beautés de la terre. C’est le travail immense de la vie intérieure.

Que peuvent les maîtres et leur savoir pour cette gestation spirituelle, cette seconde naissance, dont tout est mystère ? Presque rien.

L’être qui vient à la conscience a pour grand maître le Hasard.

Le Hasard c’est la rue. La rue diverse et multiple de vérités à l’infini, plus simple que les livres.

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La Rue, chez nous ?

Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve.

On rêve de choses plus ou moins précises, on se laisse porter par ses ambitions, par ses rancunes, par son passé. C’est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre sanctuaire moderne, la Rue. 

En Hongrie, pays mélodieux, pays de théâtre, peuplé par une race plus démonstrative que la nôtre, la musique jaillit au grand air, sans effort.

C’est de chansons et non d’école que le petit Semmelweis, le nôtre, était fervent. La tentation était grande et multiple. Il y avait à cette époque, surtout à l’heure du déjeuner, presque autant de chanteurs populaires à Buda que de porches dans la rue.

Pourquoi ne pas s’arrêter là un instant ?

Entre les flaques de la dernière pluie, le chanteur vêtu de hardes bariolées s’arrête, se gratte sans retenue, regarde le monde passer… à travers sa misère… Il a une mauvaise petite idée d’envie pour tous ces gens qui se pressent vers leur déjeuner… Lui, qui n’a pas encore le sien, ni dans son ventre ni dans sa poche. D’un sac pisseux, il sort une guitare aux cordes lasses… La chose gémit sous ses doigts sales…

Il regarde en haut, le vent…

De sa voix rance, il émet quelques notes qui se cherchent ; on attend, d’autres aussi avec nous… et le petit Philippe, autrefois. Un cercle se forme qui s’agrandit en rongeant le trottoir, en éloignant   les voitures qui passent sur la chaussée. C’est un cercle enchanté. Ça y est ! Allons-y. Le vilain gratte-notes veut sortir de la vie… avec quoi ? Avec ça… On verra bien… Suivons-le… Un bout de chemin dans le Rêve.

Midi passe, et le groupe de ces gens chante dans un charme que l’appétit ne parvient pas à rompre.

Ces chansons-là ne sont ni gaies ni tristes, elles sont riches de la magique substance ou bien elles en sont dépourvues, celles qui sont pauvres on les oublie, mais celles qui sont riches vont au cœur.

Aussi bien que la grande musique elles font comprendre le Divin. Seulement pour la grande musique il faut être au moins un peu instruit, musicien ; pour aimer la chanson du peuple, la vraie, il suffit d’aimer l’amour, d’avoir du sentiment, et puis les paroles, ça aide…

Écoutez dans l’âme toute surprise, toute joyeuse d’être libérée d’un peu d’ombre, le charme de ces quatre notes assemblées… Quatre notes lumineuses, c’est le don de courage, des forces d’espérance que le talent donne à ceux qui ne savent pas… qui ne sont pas assez joyeux, assez croyants, assez sincères, assez forts… pour être heureux.

Mais la musique s’éteint… le cercle se disperse… et le chanteur, un peu plus las, quête son déjeuner. Tout le monde a faim. Le doux mystère se fane… à regret, dans le cœur de chacun. La rue retombe au niveau du ruisseau. L’Église intime se ferme, les orgues se sont tues, c’est plus triste qu’avant. Ne demeurent que ceux que le destin désigne pour la messe éternelle de l’amour infini. Ils ne forment qu’une toute petite chapelle de la clarté, dans l’espace et le temps.

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Mais dans la contemplation des sommets spirituels qui s’élèvent de l’autre côté de la vie, incertains aux regards trop précis des hommes, n’avons-nous pas perdu la route de tous les jours ?

Pourtant les événements s’y pressent avec chaque âge et ce sont eux qui doivent témoigner dans leur simple langage de la force et  de la beauté dont chaque homme dispose dans le secret de son Destin.

Ceux qui surgissent dans les premières années de la vie du petit Philippe ne nous apprennent presque rien de précieux.

C’est sans entrain qu’au lycée de Pest où son père le fait admettre il apprend les règles du latin, sans grand succès non plus si on s’en rapporte aux palmarès de cette époque. La classe, nous le savons, y était sévère, Cicéron difficile, la jeunesse incomprise.

Deux ans durant, Philippe repassa le beau pont du Danube tous les dimanches, s’en allant déjeuner chez ses parents dont il ne manquait pas de recevoir maints encouragements et conseils. Les vues de l’épicier étaient ambitieuses, ne voulait-il pas que Philippe devînt auditeur à l’armée de François d’Autriche ? Certes, c’était un emploi très lucratif, enviable, rempli par des juges à cheval, arbitres dans les délits qui s’élevaient à chaque instant entre les bandes en campagne et les propriétaires frustrés et mécontents.

Mais il y a loin du désir d’un père au destin de son fils !

Tant bien que mal, Philippe termina ses premières études, et le 4 novembre 1837 il quittait Budapest pour aller acquérir à Vienne ses titres de Droit Autrichien.

Ce voyage devait durer quatre jours. Un incident qui survint aux environs de Presbourg retarda la diligence. En arrivant à Vienne il est fatigué, maussade.

La première impression qu’il eut de cette ville fut franchement mauvaise : « Mon bon ami », écrit-il à Markusovsky, le lendemain de cette arrivée, « comme je regrette notre cité, nos jardins, nos promenades. Rien ici ne m’est agréable… »

Jamais il n’aimera Vienne. Les véritables raisons de cette antipathie sont encore sourdes, mais la vie les lui formulera, plus tard, précisément.

Cependant, dès son premier séjour à Vienne, il s’y sentit étranger, destiné à déplaire. Tous ses sentiments restèrent hongrois, impénétrables. Longtemps il garda cette foi absolue dans les siens, jusqu’au jour où ses compatriotes eux-mêmes se tournèrent contre lui. Sans doute était-il écrit qu’il serait malheureux chez les hommes, sans doute pour les êtres de cette envergure tout sentiment simplement humain devient une faiblesse. Ceux qui doivent créer des choses admirables ne sauraient demander à une ou deux affections particulières les forces affectives dont s’embrase leur formidable destinée. Des liens mystiques les relient à tout ce qui existe, à tout ce qui palpite, les gardent et souvent les enchaînent dans un enthousiasme sacré. Jamais ils n’en viennent, ainsi que la plupart d’entre nous, à considérer la femme ou l’enfant que nous aimons comme la partie la plus vivante de notre raison d’être.

Enfin, Semmelweis puisait son existence à des sources trop généreuses pour être bien compris par les autres hommes. Il était de ceux, trop rares, qui peuvent aimer la vie dans ce qu’elle a de plus simple et de plus beau : vivre. Il l’aima plus que de raison.

Dans l’Histoire des temps la vie n’est qu’une ivresse, la Vérité c’est la Mort.

Quant à la médecine, dans l’Univers, ce n’est qu’un sentiment, un regret, une pitié plus agissante que les autres, d’ailleurs presque sans force à cette époque où Semmelweis l’abordait. Il alla vers elle tout naturellement. Le droit ne le retint pas longtemps.

Un jour, sans avertir son père de sa décision, il suivit un cours à l’hôpital, puis une autopsie dans une cave, quand la science interroge un cadavre au couteau…  Ensuite, avec les autres, faisant cercle autour du lit d’un malade, il put entendre Skoda, le grand médecin de l’époque, s’exprimer sur l’état, l’avenir de ce fiévreux. Skoda fut brillant, il avait l’érudition, beaucoup de finesse, il décrivait la maladie comme on décrit le visage d’une vieille connaissance. Dans la nuit, la fièvre monte, l’âme s’évade… Le lendemain, forme rigide, chaleur enfuie, drap tendu… qu’on soulève. Autopsie… Skoda encore brille d’érudition, de finesse. On s’habitue, on perd la mort de vue, on ne regarde plus que Skoda, on n’écoute plus que lui, on meurt un jour à son tour, sans trop de révolte… Le bonheur des médecins est à ce prix.

Il nous faut ici dépeindre Skoda, tout au moins son activité médicale, car son influence joua le plus grand rôle dans la vie de Semmelweis. C’était d’ailleurs un homme de tout premier plan, jouissant d’un grand renom, qu’il méritait. Son enseignement clinique était suivi par des élèves de plus en plus nombreux, il pouvait compter sur la sympathie active de tout l’élément jeune de la médecine viennoise. Ses travaux sur l’Auscultation, suite de l’œuvre d’Auenbrugger, étaient menés avec beaucoup d’audace et lui vouaient des contradicteurs ardents. Sa célébrité de ce fait avait quelque chose de chaud qui fait défaut le plus souvent aux graves carrières scientifiques.

Il nous est permis de supposer l’enthousiasme qui entraîna Semmelweis vers la médecine, mais, en fait, nous savons simplement qu’il devint assez vite l’élève direct de Skoda et que la Faculté de Droit enregistra sa défaillance avant qu’il eût reçu d’elle ses premiers diplômes.

De l’attitude de son père en présence de ce revirement nous ne savons rien.

Par l’enseignement de Skoda, Semmelweis apprit ce que peut l’esprit clinique dans la nature et s’il ne fut jamais dans ce domaine aussi subtil que son maître, ses créations furent plus solides, il devait aller beaucoup plus loin dans la Vérité.

Un autre homme, moins répandu que Skoda, moins bruyant que lui surtout, mais dont l’œuvre eut une portée bien plus grande, enrichit la pensée de Semmelweis d’une méthode scientifique indispensable, ce maître fut Rokitansky.

La première chaire d’anatomie pathologique de la Faculté de Vienne fut occupée par lui. On sait qu’il y constitua les bases de cette grande école des recherches histopathologiques de l’Europe centrale dont les travaux furent si nombreux et si mémorables. Semmelweis compte parmi les fervents du début ; ce qu’il apprit là semble avoir toujours été recueilli parmi ses pensées les plus utiles et les plus urgentes.

On peut se demander par quel effet et quelle providentielle harmonie, les désastres de la fièvre puerpérale, hermétiques et monstrueux jusqu’alors, s’effacèrent devant les modestes disciplines qu’avait groupées Rokitansky dans l’esprit de son élève ? Les audaces du progrès sont fragiles ! C’est en tremblant qu’on songe, en effet, aux périls qu’il dut esquiver, aux impuissances dont il s’aidait cependant encore dans sa marche triomphale. Il n’y a pas de petites ressources pour le génie, il n’y en a que de possibles ou d’impossibles. Dans l’étendue du microscope aucune vérité n’allait alors bien loin sur la route de l’Infini, les forces du chercheur le plus audacieux, le plus précis, s’arrêtaient à l’Anatomie Pathologique.

Au-delà de ces quelques broderies colorées, sur la route de l’infection, il n’y avait plus que la mort et des mots…  
Ce furent donc bien les armes essentielles que Semmelweis reçut de ses deux maîtres. Ce ne fut pas tout ce qu’ils lui donnèrent. Eux encore, à travers la vie, suivirent anxieusement les travaux et les démarches de leur disciple inoubliable. Ils le virent avec beaucoup de tristesse gravir les marches de son calvaire, et ne le comprirent pas toujours.

Essayant de le soutenir, de le conseiller, ils ont bien souvent tenté de modérer ses élans impétueux, de le convaincre de l’inutilité de ses insolences, de ses interminables polémiques avec des contradicteurs de mauvaise foi. Pendant les années d’épreuves impitoyables, quand la meute des ennemis hurla sa haine à Semmelweis, traqué, banni, ses deux maîtres vieillis et pourtant las des luttes personnelles s’uniront encore pour le défendre. Skoda savait manier les hommes, Semmelweis voulait les briser. On ne brise personne. Il voulut enfoncer toutes les portes rebelles, il s’y blessa cruellement. Elles ne s’ouvriront qu’après2 sa mort.

Nous devons à la vérité de signaler un grand défaut de Semmelweis : celui d’être brutal en tout et surtout pour lui-même. 
À Vienne, déjà, après un contact de quelques mois, Skoda dut intervenir pour que son élève ne s’acheminât point vers une grande détresse morale, consécutive à son épuisement.

Emporté, sensible à l’excès aux plaisanteries sans importance que faisaient les autres étudiants sur son accent hongrois très prononcé, il s’en croit persécuté, il est tout près de l’obsession. Skoda le calme, remarque et comprend, puis, profitant de cette confidence, il lui ordonne un long temps de repos. À cette ordonnance viennent bientôt se joindre les lettres de la mère alarmée. Tout ceci décide enfin Semmelweis à prendre des vacances bien nécessaires.

Au printemps de 1839, il repart pour Budapest où il est impatiemment attendu. Joies du retour, douceur retrouvée du foyer, longues promenades dans les rues bruyantes, ces distractions modifient heureusement son humeur, consolident sa santé, mais ne contentent pas son esprit. Il s’ennuie.

Cependant, la nouvelle École de Médecine de Budapest vient d’ouvrir ses portes. Il s’y fait inscrire. Mais l’enseignement qu’on y donne ne lui plaît pas. Il le dit, on le répète. Des histoires s’en suivent. En 1841, il retourne vers ses maîtres de Vienne. À son  égard, ils n’ont pas changé, mais lui, par contre, s’est profondément modifié. Il s’en aperçoit quand Rokitansky veut lui faire entreprendre de longues recherches sur les vicissitudes du tissu hépatique ou quand Skoda tente de l’appliquer à ses fignolages stéthoscopiques dont il avait le talent. Il s’y refuse net. Et leur surprise lui est alors si pénible qu’il s’écarte un moment de leur amphithéâtre et cesse même pendant plusieurs mois de fréquenter les hôpitaux.

Ce qu’on fait à la Faculté lui paraît à présent un peu subtil, théorique, inutile pour tout dire du point de vue des malades auxquels il veut penser avant tout.

Pendant que durera cette crise de vocation, il va préférer les longues excursions dans les jardins botaniques où il consulte un nommé Bozatov, expert en plantes, intarissable sur les vertus des simples. La science tout empirique de cet herboriste le ravit. Glissant sur cette pente, il va lire sur ce même sujet d’interminables mémoires. À cette musique de guérison, même vague et bonimenteuse, il trouve un charme absolu. Pendant des mois, il se donne à cette pauvre thérapeutique ; il n’a plus d’enthousiasme pour les certitudes de Skoda, pour les précisions de Rokitansky. Et nous le trouvons encore tout imprégné de ces sentiments quand sonne l’heure de sa thèse.

Elle le surprend.

Le travail en sera bref : douze pages à peine.

Mais douze pages de dense poésie, d’agrestes images. Selon le classicisme d’alors, elle est rédigée en latin, et le plus facile qu’il soit. Cela s’intitule La Vie des Plantes. C’est un prétexte pour y célébrer les propriétés du rhododendron, de la pâquerette, de la pivoine et de bien d’autres végétaux.

Au passage, l’auteur se plaît à nous faire constater des phénomènes de grande importance mais de toute sécurité, entre autres, que si la chaleur du soleil favorise l’éclosion des fleurs, le froid au contraire leur est tout à fait nuisible.

Il n’y a pas plus simple, mais pour le pathétique voici :

« Quel spectacle – écrit-il – réjouit mieux l’esprit et le cœur d’un homme que celui des plantes ! Que ces fleurs splendides aux variétés merveilleuses qui répandent des odeurs si suaves ! Qui fournissent au goût les sucs les plus délicieux ! Qui nourrissent notre corps et le guérissent des maladies ! L’esprit des plantes inspire la cohorte des poètes du divin Apollon qui s’émerveillaient déjà de leurs formes innombrables. La raison de l’homme se refuse à comprendre ces phénomènes qu’elle ne peut éclairer mais que la philosophie naturelle adopte et respecte : de tout ce qui existe émane en effet l’omnipotence divine. »

Cette thèse contient bien d’autres passages de la même inspiration mélodieuse et de valeur égale.

Son maître Skoda, qui présidait le jury de la Faculté, lui demanda, sans doute pour ne point demeurer en reste, s’il serait possible de remplacer le mercure par le suc de certaines fleurs dans le traitement des maladies, et le pria d’argumenter ce thème délicat « Médecine et Sentiment ». Le tout en mauvais latin, bien entendu.

L’essentiel pour nous est de savoir qu’il fut reçu docteur en médecine ce jour-là, que certains auteurs placent en mars, d’autres en mai, dans tous les cas au printemps de 1844.

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Skoda n’était pas seulement, nous le savons, un remarquable clinicien, mais la finesse intuitive et la sagacité dont il fit preuve dans ses travaux scientifiques le servirent grandement aussi dans la conduite de sa brillante carrière.

Lorsqu’il eut pratiqué Semmelweis pendant cinq années consécutives, nul ne peut douter qu’il possédât alors de son élève une opinion très lucide. Certainement il pressentit chez ce jeune Hongrois toutes les forces de découverte dont il connaissait bien quant à lui-même et la valeur et l’harmonie. Nous ne dirons pas qu’il en conçut à ce moment quelque jalousie, mais il avait le soin méticuleux de sa propre gloire et il entendait rester le maître incontesté de la clinique interne à Vienne.

Or, si son Traité d’Auscultation qui venait de paraître contenait, certes, d’incontestables découvertes, il tenait également beaucoup de la subtilité.

Ses adversaires ne se gênaient point pour le faire entendre et, chaque jour, il devait défendre ses opinions scientifiques dont rien ne paraissait encore ni prouvé ni admis. 

Le moment était difficile et Skoda savait d’autre part et mieux que personne que les élèves trop brillants sont, dans la règle, les plus terribles destructeurs des Maîtres. C’est sans doute dans cette pensée prévoyante qu’il redouta de voir aborder par Semmelweis, si prompt, si ardent, les enseignements magistraux de la médecine interne pour lesquels il possédait son étincelante mais fragile suprématie.

Une fois qu’il eut oublié La Vie des Plantes Semmelweis revint naturellement vers lui.

Skoda l’accueillit avec beaucoup de plaisir et sut lui ménager l’espoir d’un poste dans sa propre clinique. À la lettre, il lui réserva, en attendant mieux, un petit enseignement accessoire à ses côtés.

Semmelweis s’en contentait. Mais en septembre 1844, lorsque s’ouvrit le concours officiel pour une place d’assistant chez Skoda et qu’il se présente alors aux épreuves, plein de confiance, un concurrent surgit : le Dr Löbl.

Semmelweis est éliminé. 

Skoda, sans perdre de temps, invoque, pour justifier cet échec, la fatale question d’âge, qui jouait en effet en faveur de Löbl.

« Question de patience aussi – dit-il – et puisque le prochain concours ne devait pas tarder à s’ouvrir, tout s’arrangerait ! »
Il faut admettre que l’excuse était assez valable, mais elle servait si bien ses propres projets qu’on ne peut s’empêcher d’y retrouver sa manière subtile.

Cependant, qu’on n’en aille point pour cela juger sévèrement sa sincérité à l’égard de Semmelweis. Certes il l’aimait toujours, mais selon certaines règles de prudence et d’éloignement dont il ne voulait point se départir. Peut-être eut-il raison ? On peut aimer la chaleur du feu, mais personne ne veut s’y brûler. Semmelweis, c’était le feu.

Enfin nous le trouvons plus ou moins bien consolé, attendant dans l’ombre de Skoda que son tour vienne à la lumière. Il y serait encore demeuré ainsi quelques années sans doute si Rokitansky, que ses travaux du moment sur l’Infection amenaient au contact quotidien de la chirurgie, n’avaient entraîné Semmelweis et son enthousiasme de guérisseur dans cette carrière où tout était alors ignorance et désastres. Il faut en effet se souvenir qu’avant Pasteur plus de neuf opérations sur dix, en moyenne, se terminaient dans la mort ou par l’infection, qui n’était qu’une mort lente et bien plus cruelle.

On conçoit qu’avec des chances aussi minimes de succès, on n’opérât que fort rarement. Un petit nombre de chirurgiens, d’ailleurs presque superflus, se disputaient alors les trois ou quatre situations officielles de Vienne.

C’est dans leur milieu que Semmelweis eut le premier dégoût de cette symphonie verbale dont on entourait l’infection et toutes ses nuances. Elles étaient presque innombrables. C’était le jeu du talent d’expliquer la mort par le « pus bien lié », « pus de bonne nature », le « pus louable ». Au fond, fatalisme à grands mots, sonorités d’impuissance.

Chacun de ces chirurgiens, trop content d’être arrivé aux rares honneurs qui lui étaient permis, se soucie peu de sincérité. À part Rokitansky, dans le groupe de ces gens, l’avenir des hommes a peu d’espoir. 

L’optimisme naturaliste de Semmelweis dont ruisselait sa Thèse fut soumis à une rude épreuve.

Il ne l’oubliera jamais.

Et c’est vers la fin de ces deux années passées dans la chirurgie qu’il écrivit, avec cette pointe de hargne par laquelle se caractérise déjà sa plume impatiente : « Tout ce qui se fait ici me paraît bien inutile, les décès se succèdent avec simplicité. On continue à opérer, cependant, sans chercher à savoir vraiment pourquoi tel malade succombe plutôt qu’un autre dans des cas identiques. »

Et parcourant ces lignes on peut dire que c’est fait !

Que son panthéisme est enterré. Qu’il entre en révolte, qu’il est sur le chemin de la lumière ! Rien désormais ne l’arrêtera plus. Il ne sait pas encore par quel côté il va entreprendre une réforme grandiose de cette chirurgie maudite, mais il est l’homme de cette mission, il le sent, et le plus fort est qu’un peu plus, c’était vrai. Après un brillant concours, il est nommé maître en chirurgie le 26 novembre 1846. Mais, aucune vacance ne se dessinant dans les chaires possibles, il s’impatiente. Et d’autant plus que les subsides qu’il recevait de sa famille se font rares, que ses parents le pressent d’achever ses études pour s’établir dans une clientèle, car ils redoutent d’être bientôt dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins. Son père était tombé malade ; l’épicerie, sans doute de ce fait, avait perdu une partie de sa prospérité. Il confie ses pauvres soucis à ses maîtres, qui à l’instant mettent à contribution tout leur crédit auprès du Ministre.

Les événements se précipitent.

Puisque la chirurgie n’offre aucune disponibilité, c’est du côté de l’accouchement qu’on se tourne. Klin réclame un assistant, on lui offre Semmelweis. Mais celui-ci n’avait pas les diplômes voulus. Dans l’espace de deux mois il passe toutes les épreuves nécessaires.

Reçu Docteur en obstétrique le 10 janvier 1846, il est nommé professeur assistant de Klin le 27 février de la même année. Désormais il va faire partie des cadres de l’Hospice général de Vienne dont le professeur Klin dirigeait une des maternités. Intellectuellement, ce Klin était un pauvre homme, rempli de suffisance et strictement médiocre. Tous les auteurs ont insisté longuement sur ces caractéristiques. Il ne surprendra donc personne qu’il soit devenu féroce quand il eut reçu les premières révélations du génie de son assistant. Ce fut l’affaire de quelques mois. À peine avait-il eu le temps d’envisager la vérité sur la fièvre puerpérale qu’il était déjà bien déterminé à étouffer cette vérité par tous les moyens, par toutes les influences dont il disposait.

C’est par là qu’il demeure à jamais criminel et ridicule devant la postérité, car c’est dans cette attitude qu’il eut le triste talent de grouper toutes les jalousies, toutes les sottises contre Semmelweis et contre l’éclosion de sa découverte.

Non seulement sa bêtise naturelle, sa situation acquise le rendaient dangereux, mais il était surtout redoutable par la faveur dont il jouissait à la Cour.

Dans le drame extraordinaire qui se joua autour de la puerpérale, Klin fut le grand auxiliaire de la mort. « Ce sera sa honte éternelle… », s’écria Vernier plus tard en parlant de sa désastreuse influence, de son obstruction imbécile et rageuse.

Tout cela, certes, c’est le grand et beau côté de la justice. Cependant n’en est-il pas un autre qu’il est interdit à l’historien impartial d’ignorer ? 

Aussi haut en effet que votre génie vous place, aussi pures que soient les vérités qu’on énonce, a-t-on le droit de méconnaître la formidable puissance des choses absurdes ? La conscience n’est dans le chaos du monde qu’une petite lumière, précieuse mais fragile. On n’allume pas un volcan avec une bougie. On n’enfonce pas la terre dans le ciel avec un marteau.

À Semmelweis comme à tant d’autres précurseurs, il dut être horriblement pénible de se soumettre aux fantaisies de la bêtise, surtout en possession d’une découverte aussi éclatante, aussi utile au bonheur humain que celle dont il faisait tous les jours la preuve dans la maternité de Klin.

Mais enfin, on ne peut s’empêcher, quand même, de songer, en relisant les actes de cette tragédie où il succomba et d’ailleurs avec son œuvre, qu’avec un souci plus grand des formes, avec quelques ménagements dans ses démarches, Klin, si puéril dans son orgueil, n’aurait point trouvé l’appui trop réel des griefs qu’il articula contre son assistant.

Où Semmelweis s’est brisé, il fait peu de doutes que la plupart d’entre nous auraient réussi par simple prudence, par d’élémentaires délicatesses. Il n’avait pas, ou négligeait, semble-t-il, le sens indispensable des lois futiles de son époque, de toutes les époques d’ailleurs, hors desquelles la bêtise est une force indomptable.

Humainement, c’est un maladroit.

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Deux pavillons d’accouchement, identiques de construction, contigus, s’élevaient en cette année 1846  au milieu des jardins de l’Hospice général de Vienne. Le professeur Klin dirigeait l’un d’eux ; l’autre, depuis bientôt quatre années, se trouvait placé sous la direction du professeur Bartch.

Ce fut par ces jardins couverts de neige, soumis au givre d’un vent implacable, que Semmelweis dut se rendre à son nouveau service dans la matinée du 27 février.

Il pensait bien trouver dans cette carrière plus de tristesses encore qu’il n’en avait connu jusqu’alors en chirurgie, mais il ne pouvait s’imaginer à quelles hauteurs d’émotion, dans quelle intensité dramatique s’écoulait chez le professeur Klin l’intensité dramatique s’écoulait chez le professeur Klin la vie quotidienne.

Dès le lendemain, Semmelweis fut pris, entraîné, meurtri, dans la danse macabre qui ne devait jamais s’interrompre autour des deux terribles pavillons. C’était un mardi ce jour-là. Il dut procéder aux admissions des femmes enceintes, venues des quartiers populeux de la ville.

Ne se résignaient évidemment à l’accouchement dans un hôpital d’aussi triste renommée que celles dont la condition était absolument misérable.

De leurs anxieuses confidences, Semmelweis apprit que si les risques de fièvre puerpérale étaient chez Bartch considérables, chez Klin et pendant certaines périodes les risques de mort équivalaient à une certitude.

Ces données, qui étaient devenues classiques parmi les femmes de la ville, constituèrent dès ce moment le point de départ de Semmelweis vers la vérité.

L’admission des femmes « en travail » se faisait alors par tour de vingt-quatre heures pour chaque pavillon. Ce mardi, quand quatre heures sonnèrent, le pavillon Bartch ferma ses portes, celui de Klin ouvrit les siennes…

Aux pieds mêmes de Semmelweis se déroulèrent alors des scènes si poignantes, si sincèrement tragiques, qu’on est surpris en les lisant, et malgré tant de raisons contraires, de ne point avoir un enthousiasme absolu pour le progrès.

« Une femme », raconta-t-il plus tard à propos de cette première journée, « est prise brusquement vers cinq heures de l’après-midi de douleurs dans la rue… Elle n’a pas de domicile…, se hâte vers l’hôpital et comprend aussitôt qu’elle arrive trop tard…, la voici suppliante, implorant qu’on la laisse entrer chez Bartch au nom de sa vie qu’elle demande pour ses autres enfants… on lui refuse cette faveur. Elle n’est pas seule ! »

À partir de ce moment, cette salle d’admission devient un bûcher d’ardente désolation, où vingt familles sanglotent, supplient… entraînant souvent et par force la femme ou la mère qu’ils amenaient.

Ils préfèrent presque toujours la faire accoucher dans la rue, où les dangers sont vraiment beaucoup moindres.

Chez Klin, ne vont en définitive que celles qui parviennent à ces derniers instants, sans argent, sans soutien, pas même celui d’un bras pour les chasser de ce lieu maudit. Pour la plupart ce sont les êtres les plus accablés, les plus réprouvés par les mœurs intransigeantes de l’époque : ce sont presque toutes des filles-mères.

Dans le destin de Semmelweis, où les grands malheurs semblent pourtant familiers, les chagrins tombent parfois si lourdement qu’ils s’estompent dans l’absurde.

À peine vient-il en effet de prendre ce contact initial et douloureux avec ses nouvelles fonctions, à peine s’est-il assez éloigné pour ne plus entendre les gémissements de celles que l’Heure condamne… que deux lettres lui sont remises, l’une lui annonçant la mort de sa mère et l’autre celle de son père décédé quelques jours plus tard.

Dans le récit de cette existence on paraît épuiser toutes les expressions du malheur. La terminologie à laquelle il faut sans cesse avoir recours pour l’accompagner dans son œuvre semble provenir tout entière de la lourde tenture des phrases funéraires.

Mais les faits furent encore plus sombres si possible que leur description. Cette fatalité lugubre qui règne chez Klin l’entoure désormais. Elle écrase les hommes, les femmes et les choses qui s’agitent dans ce périmètre. Lui seul se refuse au Destin et n’en est pas écrasé, mais il en soufre plus que tous les autres, dans tous les temps, à Vienne aussi bien qu’à Paris, à Londres, comme à Milan. Eux tous ont, tôt ou tard, courbé la tête sur le passage du fléau puerpéral. Hypocritement, dans l’ombre indifférente, ils ont pactisé avec la Mort. Et si les plus savants se réveillent encore de temps en temps par des propos subtils, c’est qu’ils ont épuisé les petites ressources de leurs petits talents, et comme ils n’arrivent jamais à rien ils retournent bientôt dans la ronde officielle. La fièvre des accouchées ! Divinité terrible ! Détestable ! mais tellement habituelle !

À force, elle paraissait dans l’ordre de ces catastrophes cosmiques, inévitables…

Les pieux et méprisables routiniers l’envisageaient, sans trop l’avouer, comme une espèce de tribut douloureux que payaient souvent les femmes du peuple à leur entrée dans la vie maternelle.

Parfois d’autres, soustraits à l’accoutumance professionnelle, s’indignent, s’affolent, font grand bruit…

C’est alors que des Commissions furent nommées.

Elles réunirent toujours des savants responsables.

Que c’est un jeu facile de représenter ces Commissions successives, interminables, de façon ridicule ! Essayons plutôt d’estimer leurs efforts.

Ils furent vains comme à l’habitude pendant la recrudescence puerpérale de 1842 chez Klin, lorsque 27 % des accouchées succombèrent en août, 29 %3 en octobre de la même année et qu’on atteignit même la moyenne de 33 décès sur 100 accouchements dans le mois de décembre.

Bien d’autres Commissions s’étaient effondrées sur ce même problème de tous les temps. Parmi toutes celles qui se réunirent, l’une des moins inefficaces fut encore peut-être celle que Louis XVI convoqua pendant l’épidémie puerpérale de 1774 qui décima l’Hôtel-Dieu de Paris. En cette occasion ce fut le lait qu’on incrimina et le collège des médecins de Paris fit proposer au roi, comme remède à cette épidémie, la fermeture de toutes les maternités, ainsi que l’éloignement des nourrices.

Ce n’était pas très bien, ce n’était pas très mal.

À Vienne encore, au mois de mai 1846, une Commission d’Empire fut convoquée d’urgence, les statistiques accusant cette fois des séries mortuaires de 96  p. 100 chez Klin. Que penser de tous ceux qui constituaient ces Commissions ? Étaient-ils donc personnellement aussi ignorants, aussi incapables surtout que les remèdes qu’ils proposaient ? Nullement. Mais ils n’avaient pas de génie, il en fallait beaucoup pour débrouiller les écheveaux pathologiques avant que Pasteur n’eût prêté sa lumière aux médiocres.

D’ailleurs n’en faut-il pas toujours dans les grandes circonstances de ce monde, quand le torrent des puissances matérielles et spirituelles, obscures, mêlées, entraînent les hommes en foules hurlantes mais dociles, vers des fins meurtrières. Bien peu parmi les mieux doués, savent alors faire autre chose que de se signaler par une course plus rapide vers l’abîme ou par un cri plus strident que les autres. Rarissime est celui qui, se trouvant au milieu de cette obsession des ambiances qu’on appelle la Fatalité, ose, et trouve en lui la force qu’il faut pour affronter le Destin commun qui l’entraîne. Dans l’ombre il trouvera la clef de mystères auparavant redoutables. Presque toujours celui qui la veut avec assez de foi la découvre, car toujours elle existe, et devant son audace le torrent des fatalités se détourne vers d’autres ignorances jusqu’au jour d’un autre génie.

Semmelweis choisit cette tâche à sa mesure et de son temps. Plus tard, lui-même eut bien simplement conscience de son rôle parmi les hommes.

« Le destin m’a choisi – écrit-il – pour être le missionnaire de la vérité quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. J’ai cessé depuis longtemps de répondre aux attaques dont je suis constamment l’objet ; l’ordre des choses doit prouver à mes adversaires que j’avais entièrement raison sans qu’il soit nécessaire que je participe à des polémiques qui ne peuvent désormais servir en rien aux progrès de la vérité. »

Nous sommes habitués dans d’autres domaines à des déclarations aussi solennelles de la part de penseurs ou de politiciens, mais qui ne s’étayent sur aucun fait précis ou immobile ; ce ne sont en somme que jeux littéraires. Celle-ci au contraire représente un point définitif de notre biologie.

Mais revenons à l’époque où nous avons quitté Semmelweis, c’est-à-dire vers 1846. Il est loin d’avoir encore cette sécurité magnifique. Dans l’instant, au contraire, autour de lui tout est contradictoire, incohérent. Il cherche dans les rapports de la Commission Impériale. Pas un seul des remèdes éventuels qu’elle indique et dont on tente l’application pratique ne donne un résultat. Même pas un commencement d’espoir.

Semmelweis est donc livré à ses propres ressources.

C’est alors qu’il procède par éliminations successives du Passé, enlevant erreurs et mensonges qui recouvrent la vérité, les uns après les autres, les rejetant au loin comme des feuilles mortes qui étouffaient la fleur qu’il cherche. Il marquera d’une pierre initiale et une fois pour toutes le point de départ de son esprit vers la découverte : On meurt plus chez Klin que chez Bartch.

Tout le monde avant lui l’avait remarqué, personne ne s’y était arrêté aussi formellement. Lui, juge que c’est le seul fait acquis dans le cours de cette tragédie où tout est obscur. C’est toujours de là qu’il partira et c’est encore là que toujours il reviendra sur lui-même. Pourtant cent pistes qu’on lui propose s’offrent pour l’égarer. Il s’y refuse. Enfin, quand, à force de persuasion et souvent, hélas ! de brutalité, il a fini par soumettre ceux qui veulent ou feignent de vouloir l’aider à ce point de départ, les solutions affluent. On rivalise, autour de lui, d’ingéniosité, en réalité, d’orgueil. « Si on meurt moins chez Bartch », prétendent ces bons esprits dans leur crainte d’être dépassés, « c’est que chez lui le toucher est exclusivement pratiqué par des élèves sages-femmes alors que chez Klin les étudiants procèdent à la même manœuvre chez les femmes enceintes sans aucune douceur et provoquent par leur brutalité une inflammation fatale ! » On tenait alors fermement à l’inflammation comme étiologie de la fière puerpérale.

– Hurrah ! Le monde était sauvé !

Semmelweis saisit aussitôt l’occasion offerte par ses émules et passe aux déductions pratiques.

Les sages-femmes dont le stage s’accomplissait chez Bartch sont échangées avec les étudiants de Klin. 
La mort suit les étudiants, les statistiques de Bartch deviennent angoissantes et Bartch affolé renvoie les étudiants d’où ils venaient.

Semmelweis sait à présent (et les autres aussi s’ils le veulent) que les étudiants jouent un rôle de première importance dans ce désastre. C’est beaucoup. C’est ce qu’il faut pour qu’un déluge de conseils s’abatte sur lui. Même Klin, qui commence à s’inquiéter des révolutions que son assistant veut provoquer dans son fief maudit, Klin, dont l’activité obstétricale s’entoure d’une réputation tragique dans l’Autriche tout entière, tente alors d’expliquer que ce sont les étudiants étrangers qui propagent la fièvre puerpérale.

Suivant le désir du médecin-chef, des expulsions sont ordonnées, et le nombre des étudiants est ramené de quarante-deux à vingt par le départ des étrangers.

À la suite de cette mesure le taux de la mortalité s’abaisse pendant quelques semaines…

Qu’on veuille bien songer à ce qu’une petite amélioration de cette sorte peut être déroutante pour celui qui observe avec passion la surface de l’Inconnu. Que l’esprit du chercheur s’y arrête plus qu’il ne faut, qu’il se perde en inutiles déductions et voilà le pauvre chariot de la recherche hésitant, cahotique, embourbé pour longtemps, pour toujours peut-être.

Ce n’est pas le cas pour Semmelweis, qui a du souffle, Dieu merci !

Il franchit ces insignifiances, il veut mieux, il veut voir absolument clair, il le veut avec trop de violence.

Son enthousiasme n’est pas nuancé. Par son insuffisance de formes il se fait accuser d’intolérance, d’irrespect à l’égard de Klin. C’est vrai, hélas ! aussi.

Certains trouvent son orgueil insupportable ; on dira qu’il joue « avec l’œuf de Christophe Colomb ». Dans son ardeur à la recherche, il s’est retranché de la vie courante, il l’ignore, il n’existe plus que passionnellement, avec une telle force, une telle fixité, qu’il revient sans jamais en démordre au seul fait prouvé, sensible, c’est qu’on « meurt plus chez Klin avec les étudiants que chez Bartch avec les sages-femmes ». Sans cesse il va répétant à tous ceux qui veulent ou ne veulent pas l’entendre : « Les causes cosmiques, telluriques, hygrométriques qu’on invoque à propos de puerpérale ne sauraient avoir de valeur puisqu’on meurt plus chez Klin que chez Bartch, à l’hôpital qu’en ville, où pourtant les conditions cosmiques, telluriques et tout ce qu’on voudra sont bien les mêmes. »

Un jour, au loin, il perçoit une lueur brève mais certaine, dans toute cette obscurité. Il n’en est pas surpris, il la reconnaît. N’est-ce pas encore une autre qualité remarquable et peut-être la plus précieuse de ceux qui triomphent dans l’inconnu scientifique, que de savoir reconnaître le fait certain indispensable, aussi brève qu’ait été son apparition, parmi tous les autres faits parallèles, sans importance immédiate ou possible, parce qu’ils dépassent les forces dont ils disposent à ce moment ? Cette révélation fut précise.

« La cause que je cherche est dans notre clinique et nulle part ailleurs. » Ceci fut dit à Markusovsky le soir du Quatorze Juillet 1846.

Cependant des sentiments humains hostiles se sont, sans qu’il s’en doute, ou parce qu’il les a méprisés, déchaînés contre lui. Une houle mauvaise roule autour de son nom. Les mots qu’on prononce pour qualifier son attitude ne recouvrent plus entièrement toute la haine qu’il suscite déjà.

Elle déborde dans le silence.

Klin ne lui parle plus, tant en l’espace de cinq mois leurs rapports se sont aigris. À l’occasion d’une réunion de professeurs, il lui fait dire, peut-être pour l’égarer, que la cause qu’il cherche aux épidémies puerpérales doit être dans l’ancienneté des locaux. Semmelweis aussitôt lui fait répondre, et d’ailleurs sans ménagement, que dans la clinique de Boërs, la plus ancienne de Vienne, on meurt assurément beaucoup moins que dans la sienne.

Il fallait s’attendre à ce que Klin se dressât définitivement sous le coup de cette nouvelle insolence.

Désormais, il ne cherchera que la première occasion pour faire révoquer son assistant. Semmelweis en est averti ; aussi toutes ses nuits, depuis ce moment jusqu’à son départ, il les passa dans la clinique, au chevet des accouchées et surtout auprès des mourantes, pressentant que ses jours étaient comptés dans l’hôpital… Que si la vérité était là, sous sa main, son étreinte cependant était trop débile encore pour la faire sortir du silence, où elle s’enfonçait de cent façons…

Il voit aussi que ses ennemis, de jour en jour plus nombreux, se moquent de ses efforts et qu’il lui faut aboutir absolument, à tout prix, vite… ou bien retomber plus bas dans le troupeau passif où lui ne peut pas vivre…

Les jours, les nuits se succèdent, horribles, les nuits surtout…

À Markusovsky qui vient le voir, il avoue « qu’il ne peut plus dormir, que le son désespérant de la clochette qui précède le prêtre apportant le viatique, est entré pour toujours dans la paix de son âme. Que toutes les horreurs dont il est journellement l’impuissant témoin lui rendent la vie impossible. Qu’il ne peut demeurer dans cet état présent où tout est obscur, où seul est précis le nombre des morts ».

Et tout le monde l’entend cette clochette. On va donc l’accuser à son tour (que n’accuse-t-on point ?) d’entretenir chez les femmes en couches un état d’anxiété qui les prédispose aux atteintes de la fièvre puerpérale. Temporairement, on supprime la sonnette. Le prêtre fait un détour pour se rendre au chevet des mourantes. 
Après celle-ci, une autre subtilité autorise à nouveau quelques espoirs. N’a-t-on pas remarqué que les femmes non mariées, les filles-mères, sont plus déprimées que les autres aux approches de l’accouchement ? Voilà, proclament les psychologues, une excellente raison ! Un mois ou deux passèrent encore, puis, ce fut au tour du froid (après la chaleur, après la diète, après la lune) d’être coupable.

Pendant que se succédaient ces ridicules et peu sincères tentatives, Semmelweis observait que les femmes qui, par surprise, accouchaient dans la rue et ne venaient qu’ensuite chez Klin, même au milieu de ces temps dits d’épidémie, étaient presque constamment épargnées.

Sachant déjà par l’expérience précédente que sur les étudiants spécialement s’étendait une malédiction, il observa ces derniers de très près, de plus en plus près dans toutes leurs allées et venues, dans tous leurs gestes. En même temps, il se souvint, et d’autant mieux qu’il avait longtemps vécu chez Rokitansky au milieu des dissections, de ces coupures cadavériques souvent mortelles que se font ces mêmes étudiants avec des instruments souillés.

Ses idées se précipitent.

Dans les jours qui suivent, il demande à Rokitansky de lui adjoindre le docteur Lautner afin qu’il puisse pratiquer à ses côtés des autopsies et des coupes de tissus cadavériques, sans avoir d’ailleurs de cadre préconçu pour ces recherches histologiques. En somme, des « expériences pour voir », comme le dira plus tard Claude Bernard.

À cet instant il est si près de la vérité qu’il est en train de la circonscrire. Il en est encore plus près quand il imagine de faire pratiquer le lavage des mains à tous les étudiants avant qu’ils n’abordent les femmes enceintes. On se demande le « pourquoi » de cette mesure, elle ne répondait à rien dans l’esprit scientifique de l’époque. C’était une pure création. Toujours est-il qu’il fit disposer des lavabos aux portes de la clinique et donna l’ordre aux étudiants de se nettoyer soigneusement les mains préalablement à toute investigation ou manœuvre sur une parturiente.

Mais, insouciante d’abord, devenue hostile ensuite, la routine, qu’il avait trop négligée, l’attendait pour le frapper dans son essor. Elle entra le lendemain dans les pas de Klin. 

Semmelweis l’entretint dès son arrivée à la clinique de la mesure de propreté qu’il voulait faire prendre par les étudiants, il lui demanda aussi de s’y soumettre personnellement. En quels termes la proposition fut-elle faite…? Évidemment, Klin demanda une explication de ce lavage préalable qui lui parut, a priori, tout à fait ridicule.

Sans doute songea-t-il même à une vexation…

Semmelweis, d’autre part, était bien incapable de lui fournir une réponse plausible ou une théorie convenable, puisqu’il voulait tenter le hasard. Klin refusa net.

Semmelweis, énervé par tant de veillées épuisantes, s’emporta, oubliant le respect qu’il devait, malgré tout, au plus mauvais de ses maîtres.

Certes, l’occasion était trop belle pour que Klin ne s’en saisît pas. Le lendemain, 20 octobre 1846, Semmelweis fut brutalement révoqué.

Dans les deux pavillons, la Fièvre un instant menacée, triomphe… impunément elle tue, comme elle veut, où elle veut, quand elle veut… à Vienne… 28 % novembre… 40 % janvier… la ronde s’étend, tout autour du Monde. La mort conduit la danse… clochettes autour d’elle… À Paris chez Dubois… 18 %… 26 % chez Schuld à Berlin… chez Simpson 22 %… à Turin sur 100 accouchées 32 meurent.

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Bien qu’on dût s’y attendre, cet incident provoqua une grande émotion dans les milieux médicaux, et même à la Cour, d’où vinrent des ordres afin qu’on procédât à une enquête sur les circonstances de cette révocation. Du fait de ses fonctions à l’Hôpital général dont il était le médecin-chef, Skoda dut, bien qu’il s’en disculpât, sanctionner dans une certaine mesure la révocation de son élève. Non point qu’il eût abandonné le sort de Semmelweis à ses ennemis mais il connaissait trop bien la faveur de Klin auprès de la Cour pour risquer, par une attitude catégorique, de perdre à jamais son protégé en même temps que son propre crédit. D’ailleurs, Skoda possédait plusieurs arcs aux innombrables cordes et savait se servir de toutes à propos. Il se souvint, entre autres, d’avoir été pour un temps le médecin ordinaire de la famille impériale, et lorsque Klin fut raisonnablement apaisé, Skoda mit en œuvre toutes les ressources de son influence à la Cour pour redonner à Semmelweis la place qu’il avait perdue.

Le monde des courtisans n’a guère d’autres raisons d’être que par la protection de toutes les intrigues, de toutes les causes bonnes ou mauvaises qui trouvent toujours dans ce milieu carrière facile. Ce fut le cas pour celle de Semmelweis protégée par Skoda. Seulement, n’est-il pas vrai qu’on ne conspire avec succès que pour ceux qui ne sont pas là ? On éloigna donc l’impétueux Philippe dans un voyage d’une certaine durée. Quand il fallut choisir un endroit, Venise était la mode. Musset4 en revenait, pleurant ses aventures aux échos complaisants du Parnasse :

« L’homme est un apprenti, la Douleur est son maître », chantait sa muse douloureuse.

Dans l’Europe romantique et cultivée d’alors, sangloter aux accents de cette lyre languissante était un brevet d’âme sensible.

Pas un artiste qui n’eût donné sa vie et bien plus pour connaître les soirs vaporeux du Lido sur une litière de regrets superflus et de roses effeuillées…

Semmelweis, chancelant encore du coup si rude, fut facilement enrôlé parmi ces pèlerins sentimentaux. On se souvint à temps de son goût pour la musique, les chansons, et même pour le suave Apollon de La Vie des Plantes qu’il avait un peu négligé.

Markusovsky, son ami de toujours et médecin dans le même hôpital que lui, à la demande de Skoda, l’accompagne. Par une matinée de printemps, les voilà partis pour ce long voyage.

En route pour la cité des pilotis, des barcarolles et des soupirs ! Adieu tristesses !

Le voyage dura six jours.

Il leur fallut faire un détour par Trieste, la route des Alpes étant encore fermée par les neiges… Udine toute dorée… À Trévise on s’arrête un jour… Venise ! Semmelweis oublie ses épreuves, ses déboires.

Cette nature extraordinairement bonne, totalement généreuse, peut tout oublier, sauf son cœur. Il bat à Venise au même rythme démesuré qu’à Vienne, dans l’enthousiasme d’une autre cause. Il s’élance vers les beautés de Venise et s’y donne entièrement avec cette même ardeur dont il s’était meurtri dans les misères du pavillon Klin.

À peine est-il arrivé qu’il veut aussitôt tout voir, tout entendre, tout connaître. Il prend un véritable bain d’Italie. Au surplus, il ne sait rien faire sans passion. Ses vingt-neuf ans le brûlent. Markusovsky, qui l’accompagne, est épuisé par ses démarches folles. On les voit partout et partout à la fois dans le ravissement : en gondole, à pied, en voiture, le jour, la nuit. Rien ne l’arrête, ni la langue dont il ne parle pas un mot, ni l’Histoire de Venise importante et fastueuse dont il ignore absolument la majesté compliquée. D’ailleurs il va l’apprendre et il l’apprend.

Un, deux, dix livres sont successivement mis à contribution et leur substance aussitôt ravagée par la curiosité de cet impétueux dilettante. Il prend aussi des notes dans les musées, mais les perd aussitôt, un peu partout, car son étourderie est égale à son impatience. Enfin, il est las d’être inactif dans ces gondoles trop lentes à son gré. Il apprend à diriger ces embarcations lui-même

et bientôt il est apte à conduire Markusovsky et le gondolier sur les moindres canaux.

Jamais Venise aux cent merveilles ne connut d’amoureux plus hâtif que lui. Et cependant, parmi tous ceux qui aimèrent cette cité du mirage, en fut-il un plus splendidement reconnaissant que lui ?

Après deux mois passés dans ce grand jardin de toutes les pierres précieuses, deux mois de beauté pénétrante, ils rentrent à Vienne. Quelques heures seulement se sont écoulées quand la nouvelle de la mort d’un ami frappe Semmelweis. Semblable cruauté du sort n’est-elle point normale dans sa vie ?

Kolletchka, le professeur d’anatomie, venait de succomber la veille aux suites d’une piqûre qu’il s’était faite pendant une dissection. Kolletchka avait toujours eu pour Semmelweis une sympathie très vive et très sincère ; sa perte, en l’isolant davantage, lui fut étrangement douloureuse. Cependant rien de ce qui l’atteignait, aussi bien joies que chagrins, ne devait être inutile à l’élaboration de son œuvre profonde. Il avait accepté complètement sa vie, et toutes les forces spirituelles qu’il rencontrait sur les routes de son destin trouvaient le chemin de son âme. 

« J’étais encore sous l’influence des beautés de Venise et tout vibrant des émotions artistiques que j’avais ressenties pendant les deux mois que je passais au milieu de ces merveilles incomparables quand on m’apprit la mort de ce malheureux Kolletchka. J’y fus de ce fait sensible à l’extrême, et quand je connus tous les détails de la maladie qui l’avait tué, la notion d’identité de ce mal avec l’infection puerpérale dont mouraient les accouchées s’imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors.

« Phlébite… lymphangite… péritonite… pleurésie… péricardite… méningite… tout y était ! Voilà ce que je cherchais depuis toujours dans l’ombre, et rien que cela. »

La Musique, la Beauté sont en nous et nulle part ailleurs dans le monde insensible qui nous entoure.

Les grandes œuvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme. 
En ce qui le concernait, il n’avait aucune ambition, il n’avait pas non plus ce souci de la vérité pure qui anime les chercheurs scientifiques. On peut dire qu’il ne se serait jamais engagé sur le chemin des recherches s’il n’y avait été entraîné par une ardente pitié pour la détresse physique et morale de ses malades.

« C’était en somme un poète de la bonté, plus réalisateur que les autres. »

Quand on rapproche ces lignes du docteur Bruck de l’étonnante pénétration dont fit preuve Semmelweis au cours de ses découvertes successives, on peut se demander si la tiédeur, l’égoïsme ne sont pas en somme les plus grands obstacles au génie chez la plupart des médecins de grand talent. Il est pénible de le penser, mais au cours des péripéties de cette tragique et merveilleuse aventure il est impossible qu’on ne sente pas comme nous surgir cette hypothèse, surtout dans ces moments extrêmes de la recherche, tout près de la découverte, quand la vérité se dérobe sous des à-peu-près.

L’à-peu-près est la forme agréable de l’échec, consolation tentante…  
Pour le franchir, l’ordinaire lucidité ne suffit pas, il faut alors au chercheur une puissance plus ardente, une lucidité pénétrante, sentimentale comme celle de la jalousie. Les plus brillantes qualités de l’esprit sont impuissantes quand plus rien de ferme et d’acquis ne les soutient. Un talent seul ne saurait prétendre découvrir la véritable hypothèse, car il entre dans la nature du talent d’être plus ingénieux que véridique.

Nous avions pressenti, par d’autres vies médicales, que ces élévations sublimes vers les grandes vérités précises procédaient presque uniquement d’un enthousiasme bien plus poétique que la rigueur des méthodes expérimentales qu’on veut en général leur donner comme unique genèse.

La méthode expérimentale n’est qu’une technique, infiniment précieuse, mais déprimante. Elle demande au chercheur un surcroît de ferveur pour ne point défaillir avant d’atteindre le but qu’il se propose, sur cette route dénudée qu’il faut suivre avec elle.

L’homme est un être sentimental. Point de grandes créations hors du sentiment, et l’enthousiasme vite s’épuise chez la plupart d’entre eux à mesure qu’ils s’éloignent de leur rêve. 
Semmelweis était issu d’un rêve d’espérance que l’ambiance constante de tant de misères atroces n’a jamais pu décourager, que toutes les adversités, bien au contraire, ont rendu triomphant. Il a vécu, lui si sensible, parmi des lamentations si pénétrantes que n’importe quel chien s’en fût enfui en hurlant. Mais ainsi, forcer son rêve à toutes les promiscuités, c’est vivre dans un monde de découvertes, c’est voir dans la nuit, c’est peut-être forcer le monde à entrer dans son rêve. Hanté par la souffrance des hommes, il écrivit, au cours d’un de ces jours, si rares, où il pensait à lui même : « Mon cher Markusovsky, mon bon ami, mon doux soutien, je dois vous avouer que ma vie fut infernale, que toujours la pensée de la mort chez mes malades me fut insupportable, surtout quand elle se glisse entre les deux grandes joies de l’existence, celle d’être jeune, et celle de donner la vie. »

Pour le biographe combien précieuse est cette confidence ! Elle met à notre portée l’harmonie intime d’une grande découverte qui sans cela demeurerait brutale, étincelante, inexpliquée.

Revenu à Vienne, quand le voile se fut déchiré, quand l’identité des causes de la mort de l’anatomiste Kolletchka et de la fièvre puerpérale ne lui parut plus douteuse, il s’avança, désormais bien armé de faits précis, vers ce qui était encore inconnu.

Puisque, pensa-t-il, Kolletchka est mort des suites d’une piqûre cadavérique, ce sont donc les exsudats prélevés sur des cadavres qu’on doit incriminer dans le phénomène de la contagion. Quant aux détails de cette contagion, il pensa aussitôt les connaître.

« Ce sont les doigts des étudiants, souillés au cours de récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans les organes génitaux des femmes enceintes et surtout au niveau du col utérin. »

Cette conclusion s’affirmait par toutes les remarques cliniques précédemment faites.

Mais, pour aller plus loin, il eut aussitôt à résoudre une grande difficulté technique, importante tout au moins pour la science de l’époque. Il s’en acquitta subtilement et la chance, d’autre part, joua de son côté.

Ces particules cadavériques infimes, dont il croyait que le simple contact suffisait entièrement à provoquer l’infection puerpérale, étaient impondérables, l’Histologie ne savait pas encore les colorer avec assez de distinction pour qu’elles fussent visibles au microscope. Elles n’étaient donc décelables que par l’odeur.

« Désodoriser les mains », décida-t-il, « tout le problème est là ». Le moyen était frêle. Il réussit assez bien cependant pour lui démontrer que cette cause de contagion était insuffisante à tout expliquer.

Mais, pour mettre en pratique cette prophylaxie dont il avait l’idée, encore fallait-il qu’il eût l’accès libre dans une des Maternités de la Ville.

Or l’entreprise qu’il voulait tenter ressemblait trop à celle qui l’avait fait exclure de chez Klin pour qu’on songeât, malgré la grande influence de Skoda, à le réintégrer tout simplement dans son poste précédent. On ouvrit une autre porte.

Gagné par l’insistance de Skoda, Bartch, médecin-chef de la seconde maternité, finit par accueillir son protégé à titre d’assistant supplémentaire, bien qu’il n’eût en réalité aucun besoin de personnel à ce moment.

À peine Semmelweis était-il entré dans ces fonctions que, sur sa demande, les étudiants, auditeurs ordinaires de Klin, passent chez Bartch en échange des sages-femmes.

Le fait tant de fois observé se reproduit aussitôt fidèlement.

Dans ce mois de mai 1847 la mortalité par puerpérale monte chez Bartch à 27 %, soit un excédent de 18 % sur le mois précédent. L’expérience décisive est donc prête. Poursuivant alors son idée technique de désodorisation, Semmelweis fit établir une solution de chlorure de chaux avec laquelle chaque étudiant ayant disséqué le même jour ou la veille doit se laver soigneusement les mains avant d’effectuer toute espèce de recherches sur une femme enceinte. Dans le mois qui suivit l’application de cette mesure la mortalité tombe à 12 %.

Ce résultat était bien net, mais ce n’était pas encore le triomphe définitif que désirait Semmelweis. Jusque-là il avait eu l’esprit fixé sur la cause cadavérique de l’infection puerpérale. Cette cause lui parut désormais acquise, réelle, mais insuffisante.

Il fuyait et redoutait « l’à-peu-près », il voulait la vérité tout entière. On eût dit pendant ces quelques semaines que la mort voulait ruser et jouer d’audace avec lui. Mais ce fut lui qui gagna.

Il allait toucher les microbes sans les voir. 
Restait encore à les détruire. Jamais on ne fit mieux. Voici les faits : Au mois de juin, entra dans le service de Bartch une femme qu’on avait cru gravide, d’après des symptômes mal vérifiés, Semmelweis à son tour l’examine et découvre chez elle un cancer du col utérin et puis, sans songer à se laver les mains, il pratique le toucher, successivement, sur cinq femmes à la période de dilatation.

Dans les semaines qui suivent, ces cinq femmes moururent de6 l’infection puerpérale typique.

Le dernier voile tombe. La lumière est faite. « Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes », écrit-il… Chacun désormais, ayant disséqué ou non dans les jours qui précèdent, doit se soumettre à une désinfection soigneuse des mains par la solution de chlorure de chaux.

Le résultat ne se fait pas attendre, il est magnifique. Dans le mois suivant la mortalité par puerpérale devient presque nulle, elle s’abaisse pour la première fois au chiffre actuel des meilleures Maternités du monde : 0,23 %  !  

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S’il s’était trouvé que les vérités géométriques pussent gêner les hommes,
il y a longtemps qu’on les aurait trouvées fausses.

Stuart Mill.

Ce philosophe, tout absolu qu’il paraisse, demeure cependant bien au-dessous de la vérité, voici la preuve. La plus élémentaire raison ne voudrait-elle pas que l’humanité guidée par des savants clairvoyants se fût pour toujours débarrassée de toutes les infections qui la meurtrissaient, et tout au moins de la fièvre puerpérale dès ce mois de juin 1848 ? Sans doute.

Mais, décidément, la Raison n’est qu’une toute petite force universelle, car il ne faudra pas moins de quarante ans pour que les meilleurs esprits admettent et appliquent enfin la découverte de Semmelweis.

Obstétrique et Chirurgie refusèrent d’un élan presque unanime, avec haine, l’immense progrès qui leur était offert. 
Elles tenaient pour de bizarres susceptibilités à demeurer dans leurs marécages des sottises purulentes auprès du jeu des hasards mortels.

Et, de plus, ce n’est point par Semmelweis que triompha ce grand bienfait si urgent (précieux tout au moins, si on se fie aux soins que paraissent avoir les hommes de ne pas souffrir et de jouir agréablement de la vie).

Il est même permis de prétendre que si Pasteur n’était pas venu détruire le culte des « théories suffisantes », en matière médicale, s’il ne les avait pas combattues par des réalités trop minutieuses pour être réfutées par de simples mensonges, aucun progrès réel ne serait encore survenu, tant en chirurgie qu’en obstétrique, malgré l’effort de quelques isolés de grand talent comme Michaelis et Tarnier.

Il n’y a pas que la guerre dans le cœur des hommes. 

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À l’Hôpital général de Vienne, là où toutes les preuves étaient si faciles à faire, la découverte de Semmelweis ne connut point la fortune qu’on pourrait supposer. Au contraire.

Aussi étrange que cela paraisse, Klin réussit dès les premiers temps à grouper, dans la Faculté même, un grand nombre d’adversaires résolus de la nouvelle méthode : la majorité de ses collègues pour tout dire. Cinq médecins seulement s’élèvent à la hauteur de Semmelweis, ce sont : Rokitansky, Hébra, Heller, Helm et Skoda. De suite on les détesta. Mais la déception la plus grande dont on s’affecta dans ce groupe courageux devait être contenue dans les diverses réponses des professeurs étrangers, qu’on avait eu à cœur de renseigner individuellement. « Nous ne doutions pas », écrit Heller, « que nous allions rencontrer, loin des jalousies et des rancunes locales, une pleine approbation de ceux qui ne manqueraient pas de trouver les expériences de Semmelweis pleinement concluantes. »

Hélas ! Que penser de ce Tilanus, d’Amsterdam, qui ne prit même pas la peine de répondre à la lettre de Semmelweis, non plus d’ailleurs que Schmitt, de Berlin. 
Plus triste encore ! Simpson, d’Édimbourg, qui donna pourtant par sa carrière les preuves de son talent, ne comprit rien à la révolution obstétricale qui lui fut annoncée par Hébra. Il s’y déroba en quelques mots polis, vides de sens. Pressentant une incompréhension hypocrite, désirant aboutir à tout prix, c’est alors qu’Heller dépêcha en Angleterre un jeune médecin Viennois de ses amis, Routh. Il reçut mission de donner à la Société médicale de Londres une conférence très explicative sur les résultats obtenus par Semmelweis à la Maternité de Vienne.

En effet, on va l’écouter, l’applaudir même, mais, dans cet auditoire de médecins, personne cependant n’est convaincu. Aucun progrès ne couronne cet effort. L’inertie triomphe en Angleterre comme ailleurs. Et tous ceux dont nous avons parlé jusqu’ici se contentèrent, pour la plupart, de mépriser la vérité qui leur était offerte ; en voici d’autres beaucoup plus ardents de sottise, militants.

Scanzoni d’abord et Seyfert de Prague ensuite, après cinq mois et demi d’expériences dans leurs cliniques respective, déclarent publiquement que les résultats rapportés par Semmelweis ne sont nullement conformes à ce qu’ils ont observé eux-mêmes. Cette communication maudite fait évidemment la joie des partisans de Klin, qui vont prétendre, de ce fait, erronées les statistiques publiées en 1846 par Semmelweis, sinon mensongères. Toutes les jalousies, toutes les vanités, déchaînées, se donnent libre cours. Le personnel de l’hôpital, puis les étudiants déclarent qu’ils sont las « de ces lavages malsains » au chlorure de chaux auxquels ils jugent, désormais inutile de se soumettre. Sur l’entrefaite, Kivich, de Rottenau, l’accoucheur le plus célèbre d’Allemagne, arrive à Vienne, voulant, déclara-t-il, se rendre compte de ces fameux résultats par lui-même. Il revint même par deux fois sur les lieux.

Lui non plus ne vit rien. Il va jusqu’à l’écrire, s’en vanter…

« Quand on fera l’Histoire des erreurs humaines, déclara plus tard Hébra, on trouvera difficilement des exemples de cette force et on restera étonné que des hommes aussi compétents, aussi spécialisés, puissent dans leur propre science demeurer aussi aveugles, aussi stupides. »

Mais ces grands officiels ne furent pas qu’aveugles, malheureusement. 
Ils furent à la fois bruyants et menteurs et puis surtout bêtes et méchants.

Méchants pour Semmelweis, dont la santé s’effondre dans ces épreuves incroyables. Dorénavant il ne lui sera plus possible de se montrer à l’hôpital sans être couvert d’injures, « aussi bien de la part des malades que des étudiants et des infirmiers ». Jamais la conscience humaine ne se couvrit d’une honte plus précise, ne descendit plus bas, que durant ces mois de 1849 dans la haine pour Semmelweis.

Certes, cet état de choses dans une ville universitaire ne pouvait durer ; à ce moment le scandale, extraordinaire par ses origines, atteignit une telle ampleur que le Ministre se trouva contraint de révoquer pour la seconde fois Semmelweis le 20 mars 1849.

Dès le lendemain, poursuivant sa cause sur un autre théâtre, Skoda communique à l’Académie des Sciences une note portant sur des résultats tout à fait concluants et absolument favorables à la théorie de Semmelweis qu’il venait d’obtenir par « l’infection puerpérale expérimentale d’un certain nombre d’animaux ». 

Et puis, Hébra, le soir même, à la Société Médicale de Vienne, déclare « que la découverte de Semmelweis présente un tel intérêt pour l’avenir de la chirurgie et de l’obstétrique qu’il demande qu’une Commission soit aussitôt nommée pour examiner en toute impartialité les résultats obtenus par lui ».

Cette fois les passions ne connaissent plus de bornes : on se conspue, on va même jusqu’à se battre dans l’enceinte de cette grave compagnie.

Le Ministre interdit alors à la Commission de se réunir, en même temps qu’il ordonne à Semmelweis de quitter Vienne au plus vite.

Tout ceci fut dit, écrit.

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Chassé, fuyant l’Autriche, il va trouver sa Ville en pleine effervescence électorale. Dans chaque quartier, les groupes politiques s’organisent, vocifèrent, combattent ; les fusillades du Faubourg Saint-Antoine font écho sur le Danube. La violence succède aux menaces.

La Révolution marche sur Budapest.

Metternich a vieilli, une nation se renouvelle, par un homme.

La jeune Hongrie le surprend. Depuis vingt ans, le régime qu’il fait peser sur elle s’est vermoulu.

Armature terrible hier qui n’est plus aujourd’hui qu’un vieux drap troué par une armée de fonctionnaires nécessiteux. Son absolutisme fait rire, moyen désuet, à la fois trop lourd et trop léger. Couvercle stupide sur une marmite en ébullition.

Tout saute le 2 décembre 1848.

Semmelweis ne cherche pas à s’isoler. Ainsi que tout le monde, il est possédé par l’événement. Ses amis l’entraînent, les patriotes lui demandent son enthousiasme et c’est bien la chose au monde dont il est le plus riche et le plus généreux. Il les suit ; bientôt, il les guide. De la puerpérale, de Skoda, de Klin, personne n’a le temps d’entendre parler, lui non plus d’ailleurs. Tous les esprits sont dans la rue, dans les réunions, dans la haine de l’Autriche. Les barricades s’élèvent dans Buda. On s’y tue, mais beaucoup moins que chez nous ; là-bas, l’anarchie est trop facile. On préfère chanter les victoires politiques rapidement acquises.

Celles qui coûtent trop cher sont tristes et ne font plaisir à personne. À cette condition seulement, la liberté est amusante. On s’amuse.

« Plus de servage », « Liberté de la presse », « Droit de réunion », voilà ce qu’on demande. Vienne accorde tout ce qu’on veut et bien plus…

Vienne a peur. Budapest est dans la joie, une joie sincère, dansante. On danse partout. Toutes les réunions politiques, anti-autrichiennes, libérales, se terminent pas des sauteries. Semmelweis y prend part. Dans ces bals, il se révèle fougueux, brillant, de corps et d’esprit : « Ein flotter tanzer », dira plus tard le Docteur Bruck.

Et puis, il déteste si bien les Autrichiens que c’est un plaisir de l’entendre les maudire !

Cette verve lui vaut bien des succès mondains qui l’éloignent encore de la médecine, à tel point que sa découverte ne semble plus le soucier, il travaille à peine. En l’espace de quelques mois, il dilapide le petit héritage qu’il a recueilli de ses parents ; ce n’était pas difficile : deux mille couronnes.

Dans cette société qu’il est amené à fréquenter, composée surtout de politiciens et d’artistes, on ne connaît pas sa véritable valeur. On le considère plutôt comme un médecin fantasque et cultivé, d’une originalité un peu dangereuse mais bien divertissante.

Le Monde, la danse l’acheminent vers les féminités. Il y perd le peu de temps qu’il lui reste.

Enfin, les sports le tentent ; à trente ans, il prend sa première leçon d’équitation et bientôt on peut le voir à cheval tous les matins, en la meilleure compagnie de la ville. Ce n’est pas tout : il apprend à nager en plein hiver ; à l’heure de son bain, on fait cercle. Depuis Venise, jamais il ne s’était tant diverti.

Certes, sa robuste santé lui permettait toutes les frénésies ; il n’en était pas de même de ses ressources. Bientôt, il dut songer à gagner sa vie. Toutefois, les relations qu’il avait su se faire pendant cette passade politique, l’aidèrent grandement, il faut en convenir, à se constituer une clientèle. 
Il réussissait fort bien à cet égard et presque sans mal, il avait conquis déjà un certain renom, quand un incident minime mais burlesque vint lui causer le plus grand tort.

Sur la recommandation d’un de ses amis on le demande certain jour au chevet de la comtesse Gradinish, un des plus grands noms de Hongrie.

Le cas n’était pas simple, la malade était illustre, donc un ensemble périlleux pour la réputation d’un médecin.

Plusieurs de ses confrères, auparavant consultés, portaient des diagnostics contradictoires.

La famille, on le conçoit, était vivement alarmée. Le diagnostic auquel se range Semmelweis après un premier examen de la malade est des plus sombres. Selon lui, il s’agit d’un cancer du col utérin, il l’affirme avec beaucoup d’éclat, il est formel.

La famille réunie pour l’entendre se retire atterrée. Le comte, en reconduisant Semmelweis jusqu’au seuil, sollicite une dernière fois son avis et celui-ci ne lui laisse aucun espoir.

On s’attendait au pire quand, tard dans la nuit, la porte de la rue fut ébranlée par des coups violents. On ouvre, un homme surgit dans l’entrée, bouscule le domestique, grimpe par l’escalier et bondit8 dans la chambre où le comte et la comtesse sont couchés. C’est Semmelweis.

Sans autre préambule, il plonge sa main sous les draps et pratique à nouveau l’examen qu’il avait déjà fait dans la matinée et qu’il avait depuis lors jugé insuffisant. Après un instant, il se relève triomphant : « Je vous félicite, madame la Comtesse, s’écrie-t-il, car je m’étais trompé, ce n’est pas d’un cancer qu’il s’agit, mais d’une simple métrite. »

Cette incartade aussitôt colportée dans la société lui enlève la plupart de ses meilleurs clients.

Encore faut-il convenir qu’il les aurait perdus de toutes façons, car la guerre est déclarée dans les mois qui suivent. Presque aussitôt Buda est prise, pillée par une armée de Croates. La famine s’y installe. Il devient facile aux Autrichiens de repousser les Croates affamés et bientôt ils s’unissent aux Russes pour écraser la Hongrie. Celle-ci paye en définitive les frais de ce chaos qui débuta peu après la retraite de Metternich pour prendre fin à la bataille de Villajos. Après cette grande défaite l’anarchie se cristallisa dans un ordre nouveau et sous la forme d’une dictature militaire cupide et méticuleuse. Sous elle, par elle, la Hongrie est mise en coupes régulières, entièrement dépouillée. Pour les individus c’est la misère, pour l’esprit c’est la nuit qui tombe de 1848 à 1867.

Une nuit presque absolue puisque la plupart des intellectuels sont bannis, les médecins surtout.

Balassa, recteur de l’université de Budapest, fut emprisonné et presque tous les professeurs durent partir en exil. Les journaux scientifiques eux-mêmes furent interdits. Le Dr Bujatz, directeur de la Gazette médicale, dut s’enfuir en Suisse. Il n’y avait d’autorisée qu’une seule société de médecins pour la Hongrie, elle siégeait à Pest une fois par mois sous la surveillance effective d’un commissaire de police.

Jamais tyrannie ne fut si pénétrante, si odieuse. On se prit à regretter Metternich.

« Nous ne pouvons plus nous voir, personne n’est plus au courant des efforts communs, plus d’émulation, nous vivons dans les ténèbres. » Telle est la plainte du professeur Kotanyi au cours de ces terribles années. Dans cette misère morale et physique il faudra cependant vivre désormais et vivre devient le pénible problème de tous les instants pour les médecins de l’époque. On ne les paye pour ainsi dire plus. Avec quoi ? Les impôts extraordinaires succèdent aux impôts ordinaires, sans compter les amendes. Avec le maigre surplus ne faut-il pas manger, ne serait-ce qu’une fois par jour ? Alors…

La joie hongroise avait été de courte durée comme la dissipation de Semmelweis, comme le bonheur qu’il ressentait à vivre une vie active, une vie égoïste aussi puissante chez lui que chez les autres, mais dont une destinée plus tragique et plus haute semble l’avoir toujours éloigné.

En 1849 l’exercice de la médecine le fait vivre à peine. Il loge dans la chambre de la « Landergasse », ruelle étroite. Pour subsister il a dû vendre la plus grande partie de son mobilier. Les choses ne pouvaient guère aller plus médiocrement quand il fut victime au surplus des deux accidents successifs qui, cette fois, le terrassent.

À quelques jours d’intervalle il se casse le bras d’abord, puis la jambe gauche dans un de ces escaliers tortueux, impossibles d’accès, qui sont de règle dans son quartier.

Par ces deux fractures il est immobilisé au lit, incapable désormais de se défendre de la faim et du froid. Ne fût-ce par le dévouement de ses quelques amis qui se sacrifièrent pour assurer sa subsistance, sans doute serait-il mort de misère comme tant d’autres intellectuels dans le cours de cet hiver de 18489.

Sous la rafale de douleurs, dans l’isolement et la violence, le feu dont il est porteur demeure sous la cendre et s’éteint presque.

Son passé ne lui parle plus.

C’est un passé trop riche d’enthousiasme pour son cœur épuisé. Ses forces ne sont plus à la mesure de cette flamme ardente. Il a faim.

Aussi longtemps que dura cette détresse sa vie fut somnolente, son rêve sans puissance, et pour lui qui doit rêver pour vivre, c’est presque le néant. Rien ne l’intéresse, il n’écrit plus. Ses maîtres à Vienne s’inquiètent de son sort. Peut-on songer à le faire revenir ? La haine de Klin et des autres l’exclut plus que jamais des Facultés autrichiennes. Un jour, à Vienne les bruits les plus alarmants sont rapportés sur son compte. Markusovsky, après de nombreuses démarches et par l’effet de puissantes protections, est autorisé à se rendre à Budapest, ville interdite. À peine est-il arrivé qu’il se met en quête de Semmelweis. Il ne l’avait pas revu depuis sept ans.

D’abord il ne le trouva point et ne finit par le joindre que tard dans la soirée.

« Enfin ! J’ai retrouvé notre meilleur ami, vivant », écrit Markusovsky dans une lettre à Skoda, « mais il a tellement vieilli que je ne l’aurais reconnu qu’avec peine si sa voix ne m’avait mieux guidé que la vue dans l’ombre de sa chambre. Une grande mélancolie est marquée sur ses traits et, je le crains, pour toujours. Il m’a parlé de vous et du professeur Rokitansky en termes bien affectueux, il m’a demandé cent détails sur votre vie et votre santé. Il ne m’a rien dit de sa gêne matérielle, trop évidente, hélas ! Je suis passé, muni de votre recommandation, chez le professeur Birley, directeur de la Maternité Saint-Roch ; celui-ci m’a donné la ferme assurance qu’il penserait à Semmelweis pour la première place d’assistant vacante dans sa clinique. Ce serait une telle justice ! De ses travaux de Vienne il continue à se taire.

« Bientôt sept années de silence…

«  Je vous dirai le reste de vive voix. »

Et Markusovsky repartit quelques jours plus tard.

Semmelweis, dans les mois qui suivirent, ne fit rien de nouveau, il n’alla même point voir Birley, qui l’y avait convié cependant par une lettre aimable.

Ainsi traînant ses jours, fuyant l’effort, il n’attendait plus rien, quand un événement fortuit le replaça dans sa destinée.

« N’êtes-vous pas le docteur Semmelweis, autrefois assistant du Professeur Klin ? demanda certain visiteur matinal.

– …

– Alors, j’ai un message pour vous. Un message pénible, mais en faveur de la cause que vous avez soutenue. Voici les faits : le professeur Michaelis, de Kiel, s’est suicidé récemment dans des circonstances très particulières ; j’étais son élève et je connaissais sa pensée, surtout celle qui l’obsédait et le conduisit au suicide. Ayant récemment assisté une de ses cousines lors de son accouchement, celle-ci succombait peu de jours plus tard par infection puerpérale. »

«  Si grande fut la douleur de Michaelis, son désespoir si affreux, qu’il fit une recherche immédiate et très approfondie de ses responsabilités dans ce malheur. Il ne devait pas tarder à se convaincre qu’il en était entièrement responsable, car dans les jours précédents il avait précisément soigné un certain nombre de femmes atteintes de fièvre puerpérale sans prendre ensuite aucune des précautions que vous aviez indiquées et qu’il connaissait depuis longtemps.

« L’obsession dont il était accablé devint un jour si lancinante, si intolérable, qu’il se précipita sous un train… »

Semmelweis, à l’instant même, sortit de sa torpeur comme ému par le sifflement de cette flèche qui venait de traverser son silence…

Sur-le-champ il va faire une visite à Birley pour lui demander de reprendre une activité obstétricale.

Birley était un brave homme, favorable à Semmelweis, mais qui ne se souciait pas de voir recommencer chez lui les histoires de la Maternité de Vienne. Il l’accueillit donc bien, mais conditionnellement. 
« Vous m’êtes recommandé », lui dit-il, « par le professeur Skoda et cette protection suffit à vous garantir toute ma bienveillance. Toutefois je ne puis, dans l’état actuel de notre Maternité, vous offrir un emploi que pendant les deux mois de vacances, juillet et août. Enfin, je vous demanderais de ne plus parler à mes élèves de ces lavages de mains au chlorure de chaux, cela nous ferait le plus grand tort…

« J’ai d’ailleurs longuement pensé à ces mortalités effrayantes que vous observiez jadis chez Klin et je vais, moi, vous en donner, je crois, la raison. Klin ne purgeait pas méthodiquement ses accouchées, ici… »

Docile par exception, Semmelweis pour une fois sut se taire, il entra donc dans son petit service intermittent et là commença la rédaction de son livre capital : « L’ÉTIOLOGIE DE LA FIÈVRE PUERPÉRALE.  »

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Cette mise au point des observations qu’il avait faites à la Maternité de Vienne lui prit plus de quatre années. Il écrivait lentement, péniblement, dans le secret, pour ne point perdre ses modestes fonctions, pour ne point inquiéter le timide Birley dont il se savait surveillé. Cependant, comme aucun autre écho de sa découverte ne lui parvenait de l’étranger, il s’adressa une seconde fois, à six ans de distance, à Seyfert, au grand Virchow, à bien d’autres, qui ne lui répondirent pas.

« De tous les accoucheurs que je connais », écrivait-il alors, « ce pauvre Michaelis est décidément le premier et le seul duquel je puisse dire qu’il a eu trop de conscience professionnelle. » C’est vrai, et cela devint monstrueux lorsque, ayant envoyé dans un mémoire le résumé de ses travaux à l’Académie de Médecine de Paris, celle-ci, par l’intermédiaire d’une commission sous la présidence d’Orfila, ne daigna non plus lui répondre. On ne sait pourquoi, les débats furent secrets.

Pendant ce temps, les conditions matérielles et morales de son pays s’améliorèrent un peu. Si bien que pour la première fois, dans l’année 1855, il gagna une petite somme suffisante à ses besoins : 400 florins.

Le temps passe.

En 1856, Birley meurt.

S emmelweis lui succède à la direction de la Maternité Saint-Roch.

Il semble être libre désormais d’avoir des initiatives obstétricales.

Il faut dire qu’on le croyait endormi à jamais dans la crainte ou dans son erreur ! On va être bien surpris de le retrouver plus agressif encore qu’à Vienne. Toutes ses initiatives ne furent pas heureuses, celle du début surtout ! Exemple : Cette « Lettre ouverte à tous les professeurs d’obstétrique », par laquelle il entreprit de rompre un silence de dix années.

« Je voudrais bien que ma découverte se trouvât à être d’ordre physique, car on peut expliquer la lumière comme on veut, cela ne l’empêche pas d’éclairer, elle ne dépend en rien des physiciens. Ma découverte, hélas ! dépend des accoucheurs ! C’est tout dire… 

«  Assassins ! je les appelle tous ceux qui s’élèvent contre les règles que j’ai prescrites pour éviter la fièvre puerpérale.

« Contre ceux-là, je me dresse en adversaire résolu comme on doit se dresser contre les partisans d’un crime ! Pour moi, il n’est pas d’autre façon de les traiter qu’en assassins. Et tous ceux qui ont le cœur à la bonne place penseront comme moi ! Ce n’est pas les maisons d’accouchement qu’il faut fermer pour faire cesser les désastres qu’on y déplore, mais ce sont les accoucheurs qu’il convient d’en faire sortir, car ce sont eux qui se comportent comme de véritables épidémies, etc… »

Si ces vérités n’étaient que trop urgentes, cependant il était puéril de les proclamer sous cette forme intolérable. La haine soulevée par ce pamphlet ne fut que l’écho amplifié de celle dont il avait éprouvé la violence dix ans auparavant à Vienne.

Dans cette ville opprimée, plongée dans une ambiance de consternation où il semble que les mesquineries surtout d’ordre médical devaient faire silence naturellement, il n’en fut rien. À l’hôpital même, dont Semmelweis était devenu le médecin-chef, il se découvrit tellement de bassesses, tellement de vilenies professionnelles, que ses prescriptions contre la fièvre puerpérale, volontairement, ne furent jamais observées. Il semble même qu’on infecta des accouchées pour l’affreuse satisfaction de lui donner tort. Ceci n’est pas une simple assertion, car on peut remarquer que sous la direction du vieux Birley il ne mourait à la Maternité Saint-Roch que 2 % des accouchées par puerpérale, tandis qu’avec Semmelweis les statistiques remontent à 4 % en 1857, puis 7 % en 1858, enfin à 12 % dans l’année 1859.

Il y a des horreurs qu’on n’imagine pas, par exemple cette lettre d’un conseiller municipal de Buda au professeur Semmelweis par laquelle « la Ville se refuse absolument à solder les cent paires de draps commandées par lui pour le compte de son hôpital ». « Achat inutile », déclare le conseiller, « puisque plusieurs accouchements peuvent fort bien avoir lieu de suite dans les mêmes draps. »

Une hostilité totale, comme à Vienne naguère, s’oppose dès lors à toutes ses décisions. Il ne lui reste qu’un seul ami à la suite de cette désertion de toutes les sympathies sur lesquelles il comptait.

Cet ami ne possède, hélas ! aucun appui officiel, mais il est jeune, actif et généreux, c’est le docteur Arneth.

La cause de Semmelweis l’enthousiasme, il veut aller jusqu’à Paris pour la défendre et la faire triompher.

De là, lui semble-t-il, toute idée reconnue valeureuse fait aisément son chemin dans le monde.

Suivant son illusion, il voit la France comme la République des esprits aussi bien que des lois.

Deux révolutions ne l’ont-elles point affirmé ?

Ensemble, ils rêvent d’expériences officielles auxquelles des grands maîtres de la science française donneront une sanction définitive.

Avec bien de la peine on finit par réunir l’argent nécessaire à cet audacieux voyage. Le passeport fut encore plus difficile à obtenir. Enfin, emportant le manuscrit de L’Étiologie, Arneth dut se mettre en route le 13 mars 185811.

Si l’on pouvait écrire l’histoire mystérieuse des véritables événements humains, quel moment sensible, quel moment périlleux que ce voyage ! 

Mais il est aussi vrai que la durée, la douleur des hommes comptent peu, somme toute, à côté des passions, des frénésies absurdes qui font danser l’Histoire sur les portées du Temps.

Aucun signe ne révèle à ceux qui le voient passer sur la route de Paris que ce voyageur pauvre, isolé, fils d’une nation subalterne, possède dans son bagage un rouleau d’écrits plus précieux que tous les livres secrets de toutes les Indes, qu’il est porteur d’une admirable vérité dont la simple lecture pourrait sauver chaque année des millions d’êtres humains, leur épargner d’infinies souffrances.

Pour ses compagnons de diligence c’est un voyageur pauvre, rien de plus ; s’il parlait de ce qu’il sait, il ennuierait tout le monde ; s’il insistait beaucoup, on le tuerait peut-être ? La bonté n’est qu’un petit courant mystique parmi les autres et dont on tolère difficilement l’indiscrétion.

Au contraire, contemplez donc la guerre en marche, rien n’est trop doré, trop bruyant, trop immodeste pour elle.

La gloire du général est celle qui se comprend immédiatement, elle est éclatante, elle est énorme, elle coûte cher. 

Un grand bienfaiteur paraîtra toujours, bien qu’on dise12 ou qu’on fasse, un peu banal, d’une beauté un peu usée, comme celle de l’eau et du soleil. L’intelligence collective est un effort surhumain.

À Paris, où Arneth resta quelques semaines, l’Académie consacrait précisément entre le 23 février et le 6 juillet 1858 un certain nombre de séances à l’étude des questions de la fièvre puerpérale.

Arneth ne manqua pas de s’y rendre. Il fut déçu dans ses espérances quand il comprit à quel point on voulait ignorer la vérité dans ce milieu et surtout quand il eut entendu le plus célèbre accoucheur de son temps, Dubois, résumer l’opinion de la savante assemblée au cours d’une regrettable communication : « Cette théorie de Semmelweis qui, on s’en souvient peut-être, provoqua de si violentes polémiques dans les milieux obstétricaux, tant en Autriche que dans les autres pays, semble être aujourd’hui tout à fait abandonnée, et même dans l’école où on la professa jadis.

« Peut-être contenait-elle quelques bons principes, mais son application minutieuse présentait de telles difficultés qu’il eût fallu, à Paris par exemple, mettre en quarantaine le personnel des  hôpitaux pendant une grande partie de l’année, et cela d’ailleurs pour un résultat tout à fait problématique. »

Que faire devant un tel contradicteur ? Arneth ne pouvait songer à l’affronter. Il essaya bien d’obtenir qu’on entreprenne quelques expériences dans les hôpitaux parisiens sur le modèle de celles qui avaient été faites à Vienne autrefois par Semmelweis, mais au bout de peu de temps il dut y renoncer, ne rencontrant qu’hostilité chez les uns, timidité chez les autres, et chez tous une soumission aveugle au verdict de Dubois, maître de l’obstétrique en France, indiscutable et régnant.

En rentrant à Budapest, Arneth, découragé, ne sut convaincre Semmelweis de ce qu’il avait vu, entendu, et surtout de l’inanité de tout effort prochain.

Arneth était raisonnable, Semmelweis ne l’était plus.

Estimer, prévoir, attendre surtout semblaient d’impossibles tyrannies à son esprit en déroute.

Sans doute avait-il franchi déjà les sages limites de notre sens commun, cette grande tradition de nos esprits dont nous sommes tous les petits enfants attentifs, gentiment soudés par la coutume à la chaîne de la Raison qui relie, qu’on le veuille ou non, le plus génial au plus ignare d’entre nous, du premier au dernier jour de notre vie commune. D’un maillon rompu de cette lourde chaîne Semmelweis s’était détaché… lancé dans l’incohérence. Il avait perdu sa lucidité, cette puissance des puissances, cette concentration de tout notre avenir sur un point précis de l’Univers. Hors d’elle, comment choisir dans la vie qui passe la forme du monde qui nous convient ? Comment ne pas se perdre ? Si l’homme s’est anobli parmi les animaux, n’est-ce pas parce qu’il a su découvrir à l’Univers un plus grand nombre d’aspects ?

De la nature, c’est le courtisan le plus ingénieux et son bonheur instable, fluide, penché de la vie vers la mort, est son insatiable récompense.

Que cette sensibilité est périlleuse ! À quel labeur de tous les instants n’est-il point condamné pour l’équilibre de cette fragile merveille !

À peine si dans son sommeil le plus profond son esprit connaît le repos. La paresse absolue est animale, notre structure humaine nous l’interdit. Forçats de la Pensée, voilà, tous, ce que nous sommes. Simplement ouvrir les yeux n’est-ce pas porter aussitôt le monde en équilibre sur sa tête ? Boire, parler, se divertir, rêver peut-être, n’est-ce pas choisir sans trêve, entre tous les aspects du monde, ceux qui sont humains, traditionnels et puis éloigner les autres inlassablement, jusqu’à la fatigue qui ne manque pas de nous surprendre à la fin de chaque journée.

Honte à celui qui ne sait pas choisir l’aspect convenable aux destinées de notre espèce ! Il est bête, il est fou.

Quant à la fantaisie, à l’originalité dont notre orgueil se flatte, leurs limites, hélas ! aussi sont précises, alourdies de discipline ! Il n’y a de fantaisie permise que celle qui prend encore appui sur l’imaginaire granit du bon sens. Trop loin de cette convention, plus de raison et plus d’esprits pour vous comprendre. Semmelweis dépensait une force inutile quant il transformait tous ses cours en longs développements injurieux à l’égard de tous les professeurs d’obstétrique.

Il acheva de se rendre intolérable et inefficace en allant afficher lui-même sur les murs de la ville des manifestes dont nous citons un passage : « Père de famille, sais-tu ce que cela veut dire d’appeler au chevet de ta femme en couches un médecin ou une sage-femme ? Cela signifie que tu lui fais volontairement courir des risques mortels, si facilement évitables par les méthodes, etc. »

Sans doute l’eût-on, dès ce moment, relevé de ses fonctions si son épuisement progressif n’avait devancé cette rigueur inutile. Bientôt, en effet, les mots qu’il prononçait n’atteignirent plus leur objet et furent le plus souvent sans portée. Son corps s’inclina dans une démarche nouvelle, saccadée ; il parut aux yeux de tous s’avancer en hésitant sur une terre inconnue…

On le surprit en train de creuser dans les murs de sa chambre, à la recherche, prétendait-il, de grands secrets enfouis là par un prêtre de sa connaissance. En l’espace de quelques mois ses traits s’incrustèrent profondément de mélancolie et son regard perdant l’appui des choses parut se perdre derrière nous.

Rapidement il devint le pantin de toutes ses facultés, autrefois si puissantes, à présent déchaînées dans l’absurde.

Par le rire, par la vindicte, par la bonté, il fut possédé tour à tour, entièrement, sans ordre logique, chacun de ses sentiments l’agissant pour son compte, paraissant uniquement jaloux d’épuiser les forces du pauvre homme plus complètement que la frénésie précédente. Une personnalité s’écartèle aussi cruellement qu’un corps quand la folie tourne la roue de son supplice.

Ne croyez pas ces poètes qui vont se lamentant contre les rigueurs et les sujétions de la pensée ou qui maudissent les chaînes matérielles dont s’entrave, prétendent-ils, leur essor admirable vers le ciel des purs esprits ! Bienheureux inconscients ! Prétentieux ingrats en vérité, qui ne conçoivent qu’un petit coin joli de cette absolue liberté dont ils prétendent avoir le désir ! S’ils se doutaient, les téméraires, que l’enfer commence aux portes de notre Raison massive qu’ils déplorent, et contre lesquelles ils vont parfois, en révolte insensée, jusqu’à rompre leurs lyres ! S’ils savaient ! De quelle gratitude éperdue ne chanteraient-ils point la douce impuissance de nos esprits, cette heureuse prison des sens qui nous protège d’une intelligence infinie et dont notre lucidité la plus subtile n’est qu’un tout petit aperçu. Semmelweis s’était évadé du chaud refuge de la Raison, où se retranche depuis toujours la puissance énorme et fragile de notre espèce dans l’univers hostile. Il errait avec les fous, dans l’absolu, dans ces solitudes glaciales où nos passions n’éveillent plus d’échos, où notre cœur humain terrorisé, palpitant à se rompre sur la route du Néant, n’est plus qu’un petit animal stupide et désorienté.

En s’avançant dans ce dédale mouvant, impitoyable, de la démence, Michaelis lui apparut, sanglant, lourd de reproches ; Skoda énorme, grossier ; Klin furieux, accusant, blêmi par toutes les haines d’un monde infernal ; Seyfert, et puis Scanzoni…

Des choses, des gens, des choses encore, des courants lourds de terreurs innommables, des formes imprécises l’entraînaient mêlé à des circonstances de son passé, parallèles, croisées, menaçantes, fondues…

Autour de lui, le réel, le banal s’ajoutaient encore à l’absurde par un maléfice de son esprit sans limites. Les tables, la lampe, ses trois chaises, la fenêtre, tous ces objets les plus neutres, les plus usuels de sa vie courante s’entouraient d’un halo mystérieux, d’une lumière hostile. Aucune sécurité désormais dans cette fluidité grotesque où se liquéfiaient les contours, les effets et les causes. Dans cette chambre déplacée par le fou hors de l’espace et du temps, revinrent encore les visiteurs fantastiques. 

Après chacun d’eux, il reprenait la controverse d’autrefois ; il argumentait longuement, logiquement parfois et souvent bien après leur départ. Mais, presque toujours, ces hallucinations se terminaient dans la violence. Il y en avait trop de ces ombres ricaneuses et menteuses autour de son lit, trop pour qu’il les vît toutes, bien en face. Ne les entendrait-il pas comploter derrière son dos, ennemies fourbes ?

Et sa frénésie s’étranglait quand elles s’enfuyaient devant lui, bien souvent il s’échappait à leur suite dans l’escalier en les poursuivant et jusque dans la rue.

Cette phase de sa détresse mentale dura jusqu’en avril 1865. À ce moment, les hallucinations dont il était terrorisé cessèrent tout d’un coup. Ce ne fut qu’une amélioration trompeuse de son état, à peine un répit, pendant lequel cependant la surveillance dont il était l’objet se relâcha. On lui laissa même faire quelques promenades dans la ville. Il s’en allait par les rues chaudes et presque toujours sans chapeau. Tout le monde savait son malheur et chacun s’effaçait pour lui donner libre passage… C’est pendant cette accalmie que la Faculté décida de lui donner un remplaçant. Ses collègues en délégation, et d’ailleurs, avec beaucoup de ménagements, lui firent agréer cette mesure universitaire. Il fut entendu au surplus qu’il garderait le titre de professeur « en disponibilité ». Sans peine il parut adopter cette conclusion, mais dans le même après-midi il fut possédé par une crise démentielle d’une intensité sans précédent.

Vers deux heures, on le vit dévaler à travers les rues, poursuivi par la meute de ses ennemis fictifs. C’est en hurlant, débraillé, qu’il parvint de la sorte jusqu’aux amphithéâtres d’anatomie de la Faculté16. Un cadavre était là, sur le marbre, au milieu du cours, pour une démonstration. Semmelweis, s’emparant d’un scalpel, franchit le cercle des élèves bousculant plusieurs chaises, s’approche du marbre, incise la peau du cadavre et taille dans les tissus putrides avant qu’on ait pu l’empêcher, au hasard de ses impulsions, détachant les muscles par lambeaux qu’il projette au loin. Il accompagne ses manœuvres d’exclamations et de phrases sans suite…

Les étudiants l’ont reconnu, mais son attitude est si menaçante que personne n’ose l’interrompre… Il ne sait plus… Il reprend son scalpel et fouille avec ses doigts en même temps qu’avec la lame une cavité cadavérique suintante d’humeurs. Par un geste plus saccadé que les autres il se coupe profondément.

Sa blessure saigne. Il crie. Il menace. On le désarme. On l’entoure. Mais il est trop tard…

Comme Kolletchka naguère, il vient de s’infecter mortellement.

 

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La Nuit du Monde est illuminée de lumières divines.

Romain Rolland.

 

Skoda, prévenu de ce suprême malheur, prit aussitôt le chemin de Budapest. Mais à peine était-il arrivé qu’il s’en retournait déjà, emmenant Semmelweis avec lui. Que de souffrances au cours de ce long voyage en diligence ! Quelle épreuve pour ce vieillard et le pauvre Semmelweis blessé, délirant, dangereux peut-être ! À quelles espérances s’attachaient-ils encore pour courir le risque d’une aventure aussi désespérée ? Peut-être Skoda forma-t-il un instant le projet d’une intervention chirurgicale ?… Mais il ne s’y arrêta point, car en arrivant à Vienne, dans la matinée du 22 juin 1865, Semmelweis fut conduit directement à l’asile d’aliénés.

Sa chambre, qu’on peut encore visiter aujourd’hui, est située à l’extrémité d’un long couloir, dans l’aile gauche des bâtiments. Il mourut là, le 16 août 1865, dans la quarante-septième année de son âge, à l’issue d’une agonie de trois semaines. Son vieux Maître gravit avec lui ces dernières marches, les plus saccagées de la vie. À Skoda, cette triste maison était familière. Naguère il en avait été l’un des médecins, lorsque éloigné de l’Hôpital Général par mesure disciplinaire.

Ceci s’était passé tout au début de sa carrière, en 1826, à l’époque où Klin (le même, hélas !), dont lui aussi avait été l’assistant, le fit reléguer dans cet asile d’aliénés, sous le prétexte qu’il « fatiguait les malades par des percussions trop fréquentes ».

Au cours de ces trois semaines, il évoqua sans doute l’harmonie étrange des troubles coïncidences. Peut-être aussi sa mémoire en garda-t-elle le secret trop douloureux pour son cœur ? Ainsi que le bonheur, la vengeance n’est jamais complète et cependant toujours si lourde qu’on est surpris…

Vingt fois le soir descendit dans cette chambre avant que la mort n’emportât celui dont elle avait reçu l’affront précis, inoubliable. C’était à peine un homme qu’elle allait reprendre, une forme délirante, corrompue, dont les contours allaient s’effaçant sous une purulence progressive. D’ailleurs, quelle victoire peut-elle attendre, la Mort, dans ce lieu le plus déchu du monde ? Quelqu’un lui dispute-t-il ces larves humaines, ces étrangers sournois, ces torves sourires qui rôdent tout le long du néant, sur les chemins de l’Asile ?

Prison pour instincts, Asile des fous, prenne qui veut ces détraqués hurlants, geignards, hâtifs !

L’homme finit où le fou commence, l’animal est plus haut et le dernier des serpents frétille au moins comme son père.

Semmelweis était encore plus bas que tout cela, impuissant parmi les fous, et plus pourri qu’un mort. 
Les progrès de l’infection furent assez lents, assez minutieux pour qu’aucune bataille ne lui fût épargnée sur la route du repos.

Lymphangite… Péritonite… Pleurésie… Quand ce fut le tour de la méningite il entra dans une sorte de verbiage incessant, dans une réminiscence interminable, au cours de laquelle sa tête brisée parut se vider en longues phrases mortes. – Ce n’était plus cette infernale reconstitution de sa vie sur un plan de délire dont il avait été à Budapest l’acteur tyrannisé aux premiers temps de sa folie. Dans la fièvre, étaient consumées toutes ses énergies tragiques. Il ne tenait plus aux vivants que par l’élan formidable de son passé.

Le 16 août au matin la Mort le saisit à18 la gorge. Il étouffa.

Des senteurs putrides envahirent la chambre. Vraiment il était temps qu’il s’en allât. Mais il s’acharna dans notre monde aussi longtemps qu’on le peut avec un cerveau impossible sur un corps en lambeaux. Il paraissait évanoui, perdu dans l’ombre, quand une dernière révolte, tout près de la fin, lui rendit la lumière et la douleur. Soudain il se dressa sur son lit. On dut le recoucher. « Non, Non… » hurla-t-il plusieurs fois. Il semble qu’il n’y eût au fond de cet être aucune indulgence pour le sort commun, pour la Mort, et rien de possible en lui qu’une foi immense dans la vie. On l’entendit appeler encore « Skoda !… Skoda !… » qu’il n’avait pas reconnu. Il entra dans la paix à 7 heures du soir.

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CONCLUSION

Voici la triste histoire de P. I. SEMMELWEIS, né à Budapest en 1818 et mort dans cette même ville en 1865.

Ce fut un très grand cœur et un grand génie médical. Il demeure, sans aucun doute, le précurseur clinique de l’antisepsie, car les méthodes préconisées par lui, pour éviter la puerpérale, sont encore et seront toujours d’actualité. Son œuvre est éternelle. Cependant, elle fut, de son époque, tout à fait méconnue.

Nous avons essayé de mettre en relief un certain nombre de raisons qui nous paraissent expliquer un peu l’extraordinaire hostilité dont il fut la victime. Mais on n’explique pas tout avec des faits, des idées et des mots. Il y a, en plus, tout ce qu’on ne sait pas et tout ce qu’on ne saura jamais.

Pasteur, avec une lumière plus puissante, devait éclairer, cinquante ans plus tard, la vérité microbienne, de façon irréfutable et totale.

Quant à SEMMELWEIS, il semble que sa découverte dépassa les forces de son génie. Ce fut, peut-être, la cause profonde de tous ses malheurs.

Vu :

Le Président de la thèse,

BRINDEAU.

Vu :

Le Doyen,

ROGER.

Vu et permis d’imprimer :

Le Recteur de l’Académie de Paris,

APPELL.

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